Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

analyse spatiale

Franck Auriac (1935-2017)

Franck Auriac (1935-2017)

 

 

Franck Auriac est parti sans bruit au commencement de l’hiver 2017. Depuis des années, des soucis de santé l’avaient subtilisé au monde académique. Mais ce n’était pas forcer son tempérament, lui qui préférait le travail discret aux coups de clairon. Il n’a pas été, loin de là, un entrepreneur de notoriété pour lui-même et ses travaux se sont souvent inscrits dans un cadre collectif, de sorte que sa mémoire est à bas bruit. L’objectif de ce texte est de fournir quelques éléments pour aller contre le risque d’oubli et rendre justice — un tant soit peu — à son travail. J’ai eu la chance de le fréquenter épisodiquement dans les années 2000 et de le faire parler de sa trajectoire, exercice auquel il ne rechignait pas. Hélas, c’était à l’occasion d’échanges amicaux, dont il ne me reste que des souvenirs fragmentaires et assez flous. Il a par ailleurs écrit un texte pour partie autobiographique, publié dans Géocarrefour en 2003. Yvette Auriac a eu la gentillesse de me communiquer un curriculum vitae qui me permettra de ne pas proférer de bêtises et (trop) d’approximations. Elle m'a également communiqué les quelques photographies qui agrémentent le texte. J'ai par ailleurs créé plusieurs pages en annexe à cet hommage : l'une reprend mon analyse déjà ancienne de Système économique et espace et des articles connexes ; une autre met à disposition une version numérisée de l'article de Franck Auriac « Le Pays-territoire » (Géopoint 82), avec l'aimable autorisation du Groupe Dupont et d'Yvette Auriac.

 

Avant Système économique et espace

Franck Auriac
Franck Auriac, cl. Yvette Auriac

Franck Auriac venait du Cantal, sa région de cœur. Comme il l’a retracé lui-même, il a d’abord marché dans les traces de ses parents instituteurs — primaire supérieure, école normale — avant d’entrer à l’École Normale Supérieure de l'Enseignement Technique (ENSET) de Cachan. Il se destinait alors à enseigner les Lettres et l’histoire-géographie en lycée technique, avec un tropisme marqué pour la littérature, qui est toujours restée chez lui un jardin secret, non sans éprouver parfois quelques regrets de ne pas avoir choisi cette voie. Repéré par Pierre George, qui avait ses entrées à Cachan, il fut incité par ce dernier à passer l’agrégation de géographie.

Et lui-même de commenter :

Il me semble aussi que l'enseignement reçu en scolarité secondaire, celui par exemple des disciplines d'histoire et géographie, ne laissait guère supposer l'existence d'une plus grande diversité de sciences sociales ouvertes à d'autres voies. Sans cette ignorance, j'aurais bien, par exemple, fait le choix de l'économie plutôt que de la géographie.

L'entrée à l'École Normale Supérieure de l'Enseignement Technique n'était pas alors (milieu des années 50) la meilleure opportunité pour devenir géographe. Il fallut quelque temps pour constater qu'une éventuelle promotion professionnelle passerait par la voie de l'agrégation et que surtout, seule celle de géographie pouvait convenir à l'évaluation de mes aptitudes. Plus que celles-ci, s'impose une sensibilité résultant d'une enfance campagnarde et d'une forte imprégnation des lieux habités. (Auriac, 2003, p. 7)

 

Au sortir de l’ENSET (1959), il fut professeur de lycée dans le Sud-Est, à Valence, Grenoble puis Montpellier. Il passa finalement l’agrégation en 1966, à la suite de quoi il obtint un poste d’assistant à l’université de Montpellier (1967). Il publia ses premiers articles dans le Bulletin de la Société Languedocienne de géographie et le BAGF, certains en collaboration avec Marie-Claire Bernard (née en 1936) ou Pierre Carrière (né en 1932). La thématique en était clairement l’espace rural, sa stratification sociale et ses activités (sans exclusive pour l’agriculture). Dès cette époque, la géographie qu’il pratiquait était clairement socio-économique, proche de ce que pouvait faire un Pierre George (1909-2006) à l’époque, dont P. Carrère était l’un des épigones. Les traitements statistiques occupent déjà une part non négligeable dans ces premières publications. Mais la rencontre décisive de ces années — explicite dès l’article du BAGF de 1969 publié en collaboration avec M.-C. Bernard — est le laboratoire d’économie rurale (INRA) de Montpellier, en particulier Philippe Lacombe (1939-2017) et Jean-Louis Guigou (né en 1939). Franck Auriac a plusieurs fois eu l’occasion d’exprimer combien la forme de marxisme hétérodoxe que développaient alors les « économistes ruraux de Montpellier » avait été une source d’inspiration pour lui.

 

Dans les années 1970, il participa aux stages de formation aux techniques statistico-mathématiques organisés par l’ORSTOM puis le CNRS (Cauvin, 2007 : Cuyala, 2015) et rejoignit précocement le Groupe Dupont. Il publia ses premiers travaux utilisant l’analyse factorielle en 1975, année où paraissent ses premiers articles dans l’Espace géographique, alors jeune revue lancée trois ans auparavant. En 1978, il fut l’un des animateurs du deuxième colloque Géopoint,  Concepts et construits dans la géographie contemporaine (Lyon). Il y présenta un texte, « De la notion au concept de combinaison en géographie », qui revisitait la catégorie de « combinaison » de la géographie classique (en particulier chez A. Cholley et P. George) et proposait de la reconstruire en termes de « formulation matricielle » et d’analyse multivariée. Clairement, cette élaboration se ressentait de sa récente acculturation aux techniques de traitement et de classification statistico-mathématiques basées sur la co-variance. Sa participation aux Géopoints successifs fut aussi l’occasion de rencontrer des auteurs comme Henri Reymond (né en 1930) et Claude Raffestin (né en 1936), dont il a dit l’importance dans l’élaboration de sa propre réflexion : la réflexion du premier sur la « contradiction espace-étendue » et les questions d’espacement ; la posture épistémologique du second et son affirmation du caractère construit des objets géographiques.

 

Le livre d’une vie ?

Franck Auriac, Système économique et espace. Un exemple en Languedoc (1979)
Couverture de la thèse

Pour autant, sa production des années 1970 demeura assez éclectique : assez classiquement, des voyages et mission à l’étranger l’amenèrent à publier des articles et rapports à propos du Pakistan (1976) et de la Bulgarie (1977-78). Suite à ces diversions, il a raconté plusieurs fois avoir voulu se recentrer, rassembler les éléments épars de sa recherche et faire le point sur son sujet de thèse, déposé depuis déjà douze ans. Le processus d’écriture qui en découla fut relativement intense et bref. Il déboucha sur les 438 pages de Système économique et espace. Un exemple en Languedoc, thèse soutenue début octobre 1979. Deux ans après la thèse de Michel Chesnais (1939-2001) et un an après celle d’Yves Guermond (né en 1936), c’était l’une des toutes premières à se revendiquer de la « géographie théorie et quantitative » qui avait émergé en France au début de la décennie 1970. Le jury comprenait, outre son directeur de thèse Raymond Dugrand (1925-2017, élève de Pierre George, spécialiste des relations ville-campagne et du Languedoc), Yves Barel (1930-1990, sociologue, l’un des promoteurs de l’approche systémique en France), André Fel (1926-2009, ruraliste, alors professeur à Clermont-Ferrand), Bernard Kayser (1926-2001, autre élève de P. George, lui aussi spécialiste des relations entre le rural et l’urbain), Robert Lafont (1923-2009, occitaniste, alors professeur à l’université Paul-Valéry) et Henri Reymond. Le jury, « très complet au regard du but explicite de la thèse » se déclarait dans le rapport de soutenance « unanime à reconnaître l’originalité profonde du travail présenté » et déplorait « la modestie d’un titre qui reflète mal les caractéristiques et l’importance de la réflexion » de son auteur. On sent dans l'écriture du rapport, au moins épisodiquement, la patte d’Henri Reymond. Le texte est jugé alternativement « dense et élégant » et « par trop « jargonnesque » dans ses concepts », même si le jury énonce que « cette thèse constitu[e] une réponse valable à l’actuelle crise de la géographie qu’elle spécifie clairement dans le premier chapitre ». Et de poursuivre plus loin : « Cette nouvelle approche, qui lie systémisme et matérialisme dialectique, demande, a souligné un membre du jury, que se réalise parmi les géographes une véritable révolution intellectuelle. » Il finissait en saluant un « excellent travail » doté d’ « une heuristique à la fois tranquille et provocante dans la pertinence disciplinaire de ses propositions ».

 

Système économique et espace de Franck Auriac
Un gradient de viticolité

Analyser la réception de cette thèse et du livre qui en a été tiré (Auriac, 1983) est une affaire difficile : il y en eut très peu de comptes rendus, significativement aucun dans les Annales de géographie et — c’est plus surprenant — dans l’Espace géographique. L’analyse la plus développée fut produite par Alain Reynaud à propos du volume de 1979 dans les Travaux de l’institut de géographie de Reims en 1981. Significativement, A. Reynaud déplorait qu’elle soit demeurée « très confidentielle dans sa diffusion » « deux ans après sa soutenance ». Pour autant, la référence au livre publié en 1983 est en revanche importante, quoique diffuse, dans un large éventail de travaux publiés dans les deux décennies qui ont suivi, en particulier ceux marqués par une ambition théorique. Elle y est souvent comprise comme un manifeste du « systémisme », alors que son marxisme a peu retenu l’attention : il faut dire qu’elle a été lue (ou feuilletée) au moment où s’amorçait le reflux du marxisme dans la géographie française comme discours dont on se revendique. Elle a reçu un meilleur accueil que d’autres productions estampillées « théoriques et quantitatives » car elle semblait indemne du « spatialisme » ou du « fétichisme de l’espace » que nombre de géographes « sociaux » ou « des représentations » ont beaucoup reproché à l’analyse spatiale (après que cela eut été un débat interne à celle-ci). Elle a été considérée, dans le contexte polyphonique des années 1980 et du début des années 1990, comme un livre ayant fait date et ayant profondément renouvelé les démarches de la géographie française. Pour autant, elle a été assez peu discutée, reprise (dans ses procédures) ou mise en débat, que ce soit par les spécialistes de géographie viticole (qui n’y retrouvaient pas leurs centres d’intérêt), les tenants d’une approche systémique, ou les débats sur la pertinence du cadre régional. La seule controverse que je connaisse a été enclenchée par Guy Baudelle et Philippe Pinchemel dans un article d’Espace, jeux et enjeux (cf. infra), dont Franck Auriac était l’éditeur. Ils lui reprochaient entre autres d’avoir présenté une version trop abstraite et intellectualisée de son objet, et d’avoir récusé la possibilité d’un système littéralement spatial (pour F. Auriac, on ne peut parler que de système spatialisé, la « potentialisation spatiale » et la « spatialisation » d’un système socio-économique étant des résultantes de processus hétéronomes — sur ces débats, cf. Orain, 2001).

 

Je ne reviens pas sur le contenu du livre publié, sur lequel j’ai abondamment écrit. Je renvoie le lecteur à mon compte rendu de 1992 (une version marginalement réécrite constitue la troisième partie de mon cours Démarches systémiques et géographie humaine [Orain, 2001]) et l’on en trouve une interprétation sous l’angle du constructivisme dans le dernier chapitre de De Plain-pied dans le Monde (Orain, 2009 : 359-375). Franck Auriac était mal à l’aise avec cette étiquette de « constructiviste », qui ne faisait pas partie de ses catégories avant de lire ma thèse en 2003. Il m’avait envoyé en retour sa contribution à Géocarrefour, op. cit., dans laquelle il se définit lui-même comme à la fois « positiviste » et « matérialiste ». Il se reconnaissait davantage dans les analyses de détail du Plain-pied et m’avait affirmé que de son point de vue le vignoble languedocien n’était pas littéralement un système mais se prêtait à une analyse en termes systémiques. Il exprimait également une forme de frustration à l’égard de l’écriture de son livre. Pourtant, dans les spécificités de ses formulations à la fois denses et rigoureuses, Système économique et espace possède un potentiel de séduction intellectuelle, qui suppose de dépasser l’obstacle que peut constituer son mode de formulation : il faut rentrer dans sa langue — qui n’a rien de vernaculaire. En ce sens, il répondait pleinement aux injonctions de C. Raffestin à sortir du langage ordinaire et à formuler une problématique permettant d’inférer un plan d’explication spécifique.

 

Il faudrait également dire un mot de ce qui diffère entre la thèse proprement dite et le livre qui en a été tiré quatre ans plus tard. Les introductions sont un peu différentes. Celle de 1983 a tiré les leçons d’une réflexion épistémologique qui a pris de l’épaisseur entretemps (cf. Auriac et Durand-Dastès, 1981). Elle est plus optimiste, également. Elle résume très fortement le contenu du premier chapitre de la thèse, intitulé « Cadre conceptuel et hypothèses », qui n’a pas été conservé. Mais la coupe la plus frappante est celle opérée sur les longues bibliographies clôturant les chapitres du volume de 1979. Loin de n’être que des listes, ce sont des mentions (le plus souvent) commentées, qui développent le contenu de bon nombre d’articles et de livres, comme autant de documents de travail qui renseigneraient sur l’activité de lecteur de Franck Auriac. Il y aurait un travail d’exégèse à faire de ce geste, que l’on retrouve au demeurant dans des travaux ultérieurs de leur auteur. À un niveau moins signifiant, une bonne partie de l’iconographie, notamment celle qui était de nature spéculative, a été retranchée. On la retrouve pour partie dans des articles publiés ultérieurement (par exemple dans Auriac, 1986a et 1986b). Dernière différence à souligner, il faudrait noter la présence d’une préface de Roger Brunet au livre de 1983, « l’espace, pour ne plus errer ». Les livres préfacés par R. Brunet ne sont pas nombreux. Celle-ci est une lecture très singulière. À bien des égards, on pourrait dire qu’elle opère un pas de côté par rapport au livre qu’elle présente.

 

Demeure une inconnue : s’il est revenu à plusieurs reprises sur ce travail fondateur, F. Auriac n’a jamais produit de compléments, de mises à jour ou de reformulations de ce qu’il avait écrit. À la différence d’auteurs qui font inlassablement évoluer leur interprétation de l’objet qui les a occupés, il ne s’est notamment pas demandé si des évolutions ultérieures du vignoble languedocien (tel son découpage et fractionnement en une marqueterie d’appellations locales et sous-régionales, dans le cadre de logiques dites « de qualité ») permettaient encore de le considérer comme un système socio-économique. Je l’ai interrogé sur la question, à laquelle il m’a répondu par l’affirmative, sans que nous ayons le temps d’approfondir le sujet. En un certain sens, ce qui reste son seul livre en nom d’auteur (unique), demeure le geste d’un moment, le cas échéant vulgarisable ou reproductible, sans y revenir vraiment.

 

Investissements collectifs

La période qui a immédiatement précédé et suivi la soutenance de sa thèse (en gros, 1978-1986) a été celui où il a été le plus actif du point de vue de la recherche et de l’élaboration intellectuelle. Dans cette période, une fois libéré de l’exercice « thèse d’État » et reconnu par lui, il s’est démultiplié dans diverses entreprises collectives : il a joué un rôle décisif dans l’organisation des Géopoints de 1982 à 1992 ; il est devenu l’une des figures importantes du comité de rédaction de l’Espace géographique et de Mappemonde ; il a participé aux grandes entreprises de bilan prospectif sur le devenir des sciences sociales des années 1980-1990, et en ce sens a participé à leur transformation. Dans le Géopoint de 1982, Le Territoire dans les turbulences, il a livré l’un de ses plus beaux textes, « Le Pays-territoire », qui est un travail d’exégète de la littérature savante qui était produite à l’époque sur la question des « pays ». [Nota bene : dans la version mise en ligne, la pagination d'origine figure en gras, entre crochets, et signale la fin des pages. L'importation dans overblog m'a par ailleurs contraint à reporter les notes en fin de document.]

 

F. Auriac et R. Brunet, Espaces, jeux et enjeux
Couverture d'Espaces, jeux et enjeux

Mais son autre contribution de grande ampleur de l’époque a été le pilotage, avec R. Brunet, du volume Espaces, Jeux et enjeux, publié en 1986 par Fayard et la Fondation Diderot. On peut lire ce volume de contributions se voulant fondamentales — c’est explicitement une « encyclopédie » — de diverses manières. L’une des plus évidentes est d’y voir l’intention de deux ténors de la géographie d’alors de faire dialoguer des auteurs venant d’horizons disciplinaires variés avec les figures les plus en vue des diverses sensibilités de la géographie du moment, sur le thème (théorique) de l’espace et du territoire comme productions des sociétés. On y trouve des contributions d’historiens (Bernard Lepetit et Patrice Bourdelais), d’économistes (Claude Lacour, Alain Lipietz), de sociologues (Jean-Pierre Garnier, Michel Marié, Y. Barel), d’un occitaniste-linguiste (R. Lafont) et d’un politiste (Paul Alliès). Y sont présents du côté de la géographie des représentants de l’analyse spatiale (Henri Chamussy, F. Auriac, G. Baudelle et P. Pinchemel, Y. Guermond, R. Brunet), des géographes sociaux (André Vant, Nicole Mathieu), diverses tendances de la « géographie politique » (Jacques Lévy, Yves Lacoste), de la géographie des représentations (Antoine Bailly) ou du territoire (C. Raffestin), des épistémologues du champ (Jean-Marc Besse et Marie-Claire Robic) et un « spécialiste » de la mondialisation (Olivier Dollfus). À l’époque, sur un tel sujet, ce n’était pas un casting mineur.

 

Revenant sur cette entreprise, il m’avait confirmé en avoir été la cheville ouvrière. On y retrouve également une bonne partie de ses réseaux ou inclinations personnelles. De façon très auriacienne, chaque texte est précédé par une présentation du ou des auteur(s), ainsi que du texte. L’introduction (non signée) est également (surtout) de sa main. À cet égard, et compte tenu de l’énergie éditoriale qu’il y a investi, on a affaire très certainement à l’autre livre de sa carrière. Recensé par François Walter dans les Annales Histoire Sciences sociales et par Jean-Bernard Racine dans l’Espace géographique, l’ouvrage a plus globalement retenu l’attention davantage pour certaines de ses contributions (ainsi celles de C. Raffestin et A. Vant) que comme dispositif d’ensemble. Six ans plus tard, il a été en quelque sorte supplanté par une entreprise similaire, l’Encyclopédie de géographie (Bailly, Ferras et Pumain, 1992, 1996), beaucoup plus volumineuse et bien moins spéculative : là ou il y avait encore de la réflexion en train de se cristalliser en 1986, les volumes d’Économica se donnent les traits de la « science normale » (au sens de Kuhn).

Extrait du volume 8 de l'Atlas de France, L'Espace rural, p. 68 (Cartographie après analyse factorielle)

Par la suite, F. Auriac s’est investi surtout dans des projets cartographiques, notamment dans le genre Atlas. Il a co-dirigé la collection Atlas de France-Reclus entre 1994 et 1996, a participé au comité de rédaction de la revue Mappemonde, fondée en 1986 par Roger Brunet (qui publie essentiellement des travaux autour de cartes). Il a partagé la direction du volume 8 de l’Atlas de France, Espaces ruraux, avec Violette Rey. Il en est le principal contributeur, étant l’auteur unique ou en collaboration d’une petite moitié de son contenu. Rare occasion de le voir revisiter la question viticole dans le Sud-Est. On peut faire l’hypothèse que le ralentissement de son activité de chercheur et d’écrivant après 1986 est liée à son investissement dans de nombreuses activités administratives et politico-syndicales.

 

Le patron universitaire et l’homme d’influence

Franck Auriac

En 1983, F. Auriac fut élu professeur à l’université d’Avignon, où il a fait la totalité de sa carrière jusqu’à sa retraite, en 1999. Il a néanmoins continué à résider à Montpellier, devenant une sorte de « navetteur ». Il y a dirigé sept thèses, sur des thèmes passablement éclectiques, du développement local au football de haut niveau, avec une légère dominance de thématiques liées aux systèmes d’information géographique (SIG) et à leur usage. Il a été directeur du DEA « Structures et dynamiques spatiales » entre 1986 et 1995 et de l’école doctorale associée deux ans supplémentaires — ces deux entités fédéraient des groupes dans 6 universités et ont donné naissance au laboratoire « Espace ». Resterait à mesurer sa position et son charisme comme enseignant, dont je n’ai pas idée à ce stade de l’enquête.

 

Homme de gauche de sensibilité marxiste, il s’est beaucoup investi dans les conseils pilotant le recrutement en géographie au niveau national. Il a été constamment présent dans la section « géographie » du CNU entre 1987 et 1996 (soit élu, soit nommé). Au CNRS, il a fait trois mandats (comme élu), l’un alors qu’il était maître-assistant (1978-1981), les deux autres une fois professeur (1988-92). Au sein de ces comités, ce représentant du SNESUP a souvent incarné la gauche, aussi bien dans les périodes d’affrontement avec une droite revenue aux affaires que dans des périodes plus consensuelles. Sa capacité polémique en réunion était relativement redoutée, comme j’ai pu m’en rendre compte lors de réunions du groupe Dupont. Je ne suis pas en mesure pour le moment de caractériser ce qu’a pu être sa ligne de politique scientifique, mais je note qu’il a été un soutien déterminant pour que vive une histoire et épistémologie de la géographie sous la forme d’une équipe de recherche (celle-là même dont je fais partie).

 

Il n’est pas dans mon projet ici de fournir une liste exhaustive de ses responsabilités. J’en ai recensé une vingtaine au total. Il importe sans doute de noter qu’il a été le deuxième successeur de Roger Brunet à la direction de la Maison de la géographie / GIP Reclus, en 1994-1996 (après Hervé Théry en 1991-1994), signe sans doute de la confiance que le créateur de la structure lui accordait. Son mandat a correspondu au point culminant des attaques politiques contre celle-ci, normalement prorogée pour dix ans en 1991 mais qui devait disparaître en 1997. Symbole honni du socialisme universitaire et d’une forme de géographie modélisatrice, vitupéré dans les colonnes d’Hérodote pour sa mobilisation de financements importants, le GIP Reclus a été démantelé paradoxalement entre 1998 et 1999, avec un effet retard sur les alternances politiques.

 

Un dernier lieu d’influence de F. Auriac a sans doute été la production de manuels scolaires de géographie, bien que l’on sache la latitude toute relative des auteurs dans ce genre d’entreprises éditoriales. Il a été en effet l’un des auteurs des manuels de géographie Magnard parus en 1988-89, qui en leur temps ont semblé renouveler les contenus proposés aux élèves en tenant compte de évolutions du champ universitaire. L’expérience s’est poursuivie en 1995-1996.

 

Bilan, nuances et envoi

Franck Auriac
cliché Yvette Auriac

Un temps figure de la modernité et de l’exigence intellectuelle dans la géographie française, Franck Auriac est sans doute moins présent dans la production et la réflexion d’aujourd’hui. Au-delà de son œuvre la plus connue, il fut essentiellement un auteur d’articles brefs, souvent publiés dans des volumes relativement confidentiels. Peu de gens savent qu’il a rédigé les chapitres sur le Pakistan dans le volume Afrique du Nord, Moyen Orient, Monde indien de la Géographie universelle Belin-Reclus (Auriac, 1995) ou qu'il a co-publié sur le tard des travaux sur le Viet-nam avec Vu Chi Dong. Qui ne serait pas attentif aux signes ténus de sa bibliographie n’y verrait pas l’un des nombreux fils qui ont traversé sa carrière. D’autres, comme les relations villes-campagnes ou les questions d’urbanisation des villes moyennes, l’ont occupé de manière plus récurrente, si ce n’est plus visible. Son travail statistico-cartographique mériterait sans doute aussi une évaluation spécifique.

 

Demeure une figure à la fois réservée et incisive de la géographie française du dernier tiers du XXe siècle, exigeante et hésitante. Franck Auriac s’est voulu un acteur parmi d’autres dans un mouvement qu’il envisageait essentiellement collectif, à l’image de nombre de ses « frères d’arme » de la géographie statistico-mathématique promue par le Groupe Dupont. Il était pourtant capable de s’enthousiasmer aussi pour un paysage ou une œuvre littéraire, moments qui révélaient alternativement sa part de classicisme (géographique) et d’anciennes amours que les contraintes d’une vie dédiée à des causes avaient laissé de côté. Ses travaux ont été un peu patinés par le temps mais qui sait les lire y trouve une intelligence peu commune. Pour cette seule raison, ils méritent d’être relus et revisités, et pas seulement comme des témoignages historiques.

Références

 

Auriac, F., Bernard, M.-C. et Carrière, P., 1969, « Systèmes de culture et conjoncture économique dans le canton de Remoulins (Gard) », BAGF, n° 375-376, p. 503-523.

Auriac, F., Bernard, M.-C., Lochard, E., 1975, « Le changement social dans les campagnes languedociennes », L'Espace géographique, IV, n° 4, p. 239-250.

Auriac, F., 1978, « De la notion au concept de combinaison en géographie » dans Groupe Dupont, Géopoint 78, Concepts et construits dans la géographie contemporaine, Avignon, p. 123-129.

Auriac, F. & Durand-Dastès, F., 1981, « Réflexions sur quelques développements récents de l'analyse de systèmes dans la géographie française », Brouillons Dupont, n° 7, 1981, p. 71-80.

Auriac, F., 1982, « Le pays-territoire », dans Groupe Dupont, Géopoint 82, Les territoires de la vie quotidienne, Avignon, p. 19-45.

Auriac, F., 1983, « Espace et système » Bulletin de la Société Languedocienne de géographie, n° 1-2, p. 35-51.

Auriac, F., 1983, Système économique et espace, Paris, économica, « Géographia », 4.

Auriac, F. & Brunet, R., dir., 1986, Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot.

Auriac, F., 1986a, « Du spatial et du social : de la géographie aujourd’hui », dans F. Auriac & R. Brunet, dir., Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard-Fondation Diderot, p. 73-81.

Auriac, F., 1986b, « Région-système. Région et systèmes économiques », L’Espace géographique, XV, n° 4, p. 272-277.

Delamarre, A., Auriac, F., 1991, « Cartographie de l'offre des équipements et des services en France », Mappemonde, n° 4, p. 23-26.

Auriac, F., 1995, « Le Pakistan », ch. 14-16, dans F. Durand-Dastès et G. Mutin, dir., Afrique du Nord, Moyen Orient, Monde indien, Paris, Belin-Reclus, Géographie universelle, p. 384-410.

F. Auriac et V. Rey, dir., 1998, Atlas de France, volume 8 : L'Espace rural, Paris-Montpellier, Reclus-La Documentation française.

F. Auriac et V. Chi Dong, 1998, Villes et organisation de l'espace au Viet-nam, atlas bilingue, Ho Chi Minh Ville, Fahasa.

F. Auriac, 2003, « Analyse spatiale et matérialisme : introspection», Géocarrefour, LXXVIII/1, p. 7-11.

Cauvin, C., 2007, « Géographie et mathématique statistique, une rencontre d’un nouveau genre », La revue pour l’histoire du CNRS [En ligne], 18 | 2007, mis en ligne le 03 octobre 2009, consulté le 11 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/histoire-cnrs/4131

Cuyala, S., 2015, « L’affirmation de la géographie théorique et quantitative française au cœur d’un moment d’ébullition disciplinaire (1972-1984) », Bulletin de l’Association de géographes français, 92 (1), p. 67-83. <halshs-01185914>

Orain, O., 2001, « Démarches systémiques et géographie humaine », Cours C.N.E.D. dans le cadre de la question d’agrégation Déterminisme, possibilisme, approche systémique : les causalités en géographie, sous la direction de M.-C. Robic, fascicule III, Vanves, CNED, p. 1-64.

Orain, O., 2009, De plain-pied dans le monde. Écriture et réalisme dans la géographie française au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 427 p.

Voir les commentaires

Modélisation et sciences humaines. Figurer, interpréter, simuler

Sont parus en juin 2016, sous le titre Modélisation et sciences humaines. Figurer, interpréter, simuler, les actes d'un colloque de la Société d'histoire et d'épistémologie des sciences du langage (SHESL) qui s'est tenu à Paris les 24 et 25 janvier 2014. J'ai recopié ci-dessous les éléments de présentation que ses directeurs ont diffusés. On y trouve entre autres un texte que j'ai écrit et dont j'ai déjà parlé de manière oblique ici. C'est un gros travail de 54 pages, une sorte de novella épistémologico-historique, donc d'un gabarit un peu inhabituel. Je crois que j'avais besoin de ce déploiement pour dire à la fois des choses sur l'historicité du terme 'model' dans la géographie anglophone, indiquer le rôle souvent assez périphérique des réalisations graphiques dans le contexte de spatial analysis américaine des années 1950-60 (chez W. Bunge et B. Berry par exemple) et la transformation très singulière à laquelle a donné lieu en France l'hypothèse de "modèles graphiques". Je n'en redis pas davantage car c'est déjà exprimé ailleurs et je voudrais plutôt valoriser le livre par la présentation ci-dessous (qui n'est pas de moi, je le reprécise). 

 

Argumentaire

 

Les termes de modèle et de modélisation sont, depuis quelques décennies, omniprésents dans la littérature scientifique et en particulier celle des sciences du langage, de l’homme et de la société. Quel sens donner à ce phénomène ? Même si dans certains cas, c’est la définition « classique » telle que proposée par la philosophie des sciences qui est utilisée, à savoir le modèle comme instance intermédiaire de validation empirique d'une théorie, le terme de modèle se substitue souvent à ceux de théorie, système, schéma ou méthode et reçoit des acceptions variables visant à combler le fossé entre enquête empirique et réflexion théorique. La modélisation, quant à elle, tient souvent moins à la mathématisation des savoirs qu’à des modes distincts de mise en œuvre tels que figurer, interpréter et simuler.
Cet ouvrage se propose d’établir un état des lieux et des usages. Qu’appelle-t-on modèle ? Faut-il restreindre ce terme à un certain type de généralisation ? Les sciences humaines, ou certaines sciences humaines, ont-elles développé des types de modélisation spécifiques ? Comment les modèles sont-ils produits, empruntés, abandonnés ?
Cette réflexion sur les modèles et la modélisation, menée sur les plans historique et épistémologique dans des domaines variés tels que la linguistique, l’histoire de la grammaire, la philosophie du langage, la géographie, la psychologie, l’économie, l’histoire de l’art, a permis d’ouvrir un espace commun pour ces disciplines et plus généralement pour l’ensemble des sciences humaines.

 

Table des matières
 

Introduction
Des sciences du visible, Didier Samain


Référence et convention
Pourquoi historiciser et sociologiser la notion de modèle ?, Michel Armatte
Sens, dénotation, modèle(s), Manuel Gustavo Isaac
La sous-détermination des modèles explicatifs par les lois empiriques : un problème récurrent mais fécond en géographie de modélisation, Franck Varenne
L’Organonmodell (1934) et le Strukturmodell (1936) de Karl Bühler. Une proposition déplacée et même déplaçante pour les sciences du langage, Savina Raynaud
Les chaînes de Markov. Parcours d’un « modèle » au fondement de la mathématisation et de l’automatisation de la linguistique, Jacqueline Léon

Analogies
Quels modèles pour la grammaire émergente ?, Charles-Henry Morling
Entre construction et observation : modèle et modélisation de la figure humaine chez David Ramsay Hay et Carl Heinrich Stratz, Hiromi Matsui
Modèles et modélisation dans la clinique du langage : de l’usage des « schémas de la parole » chez Kussmaul et chez Séglas, Camille Jaccard
Remarques sur le modèle d’analyse des énoncés dans la rhétorique arabe tardive, Jean-Patrick Guillaume
Le rôle de la graphique dans la modélisation en géographie. Contribution à une histoire épistémologique de la modélisation des spatialités humaines, Olivier Orain

Cognition et genèse
Actualités du modèle darwinien en linguistique, Sémir Badir, Stéphane Polis, François Provenzano
Psychologie et linguistique : à propos de l’école de Genève (Sechehaye, Bally et Frei) et de la linguistique cognitive américaine (Lakoff), Dominique Klingler, Georges Daniel Véronique
La constitution d’un paradigme : la linguistique cognitive comme réseau théorique, modèle(s) et métathéorie, Jean-Michel Fortis
Heurs et malheurs d’une tentative de modélisation. Jean Piaget et la formalisation des structures de l’esprit (1937-1972), Marc J. Ratcliff

Praxéologie et sociologie des acteurs
Enjeux épistémologiques et politiques de la métrique, Spiros Macris
Normes, description linguistique et interprétation « artéfactuelle » dans les grammaires françaises du XVIe siècle, Nick Riemer
La modélisation sémantique du marquage casuel en grammaire arabe : enjeux taxinomiques, heuristiques et polémiques, Marie Viain
La modélisation statistique du rythme et la dissolution de la structure syllabique, Nicolas Ballier

Épilogue
Une civilisation des modèles ? Cartographie des représentations et historiographie, Claude Blanckaert

 

Voir les commentaires