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Ce que Mai-68 a fait aux sciences de l'homme

Le colloque est déposé sur calenda, en attendant d'être diffusé ailleurs. Voici une copie de l'appel à communications.

Mai-68, creuset pour les sciences de l’homme ?

Appel à communication

Divers sont les colloques qui ont étudié depuis trente ans la genèse et l’héritage de Mai-68, notamment au travers de la biographie de ses acteurs. D’autres vont avoir lieu qui exploiteront les nouvelles archives disponibles pour examiner comment l’événement a été construit.

Le propos du colloque qu’organise la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH) est assez différent. Il ne s’agit pas pour nous d’étudier les discours « sur » Mai-68 et son héritage, mais d’interroger l’influence que Mai-68 a pu avoir sur l’évolution des sciences de l’homme dans la fin du xxe siècle. C’est un pari risqué, car l’établissement d’un lien explicatif entre un « événement » complexe et des mutations disciplinaires qui sont synchrones, ou immédiatement antérieures ou postérieures, n’a rien d’évident. Tout l’enjeu de l’exercice consiste précisément à éviter les pièges du synchronisme et des représentations « mythiques » (en positif ou en négatif) que les acteurs savants ont pu produire dans les années et décennies qui ont suivi.

L’une des solutions sera de travailler les homologies sociales entre le mouvement de Mai et les transformations disciplinaires : l’importance des forums, la multiplication des entreprises collectives, la place de la parole, de l’oral, l’émergence de nouvelles formes d’expression écrite (la littérature grise, les BD, la caricature), les expérimentations hors des institutions académiques.

Quels ont été les effets structurels (sociaux, universitaires) dans les mutations du champ des sciences de l’homme ? Comment les sciences sociales ont-elles dans leurs pratiques et dans leurs analyses pressenti et ressenti l’irruption de Mai ? Comment la lecture de « l’événement Mai 68 » a-t-elle infléchi les interprétations de l’ensemble des crises sociale, culturelle, générationnelle, bientôt économique de la seconde partie du xxe siècle ?

Dans certains domaines, l’anti-psychiatrie, la géographie, l’anthropologie, l’histoire, il existe déjà des recherches qui accréditent à tout le moins une congruence entre les secousses de la fin des années 1960 et des crises disciplinaires durant la décennie 1970 et qui trouvent leur dynamique dans une durée plus longue. Symétriquement se trouve posée la question des savoirs qui durant les décennies 1970-1980 se sont revendiqués de la « pensée 68 ». Il en va ainsi de champs de connaissance nouveaux, qui ont été au départ le fait de personnalités ou de groupes à la marge. Ne faudrait-il pas considérer 68 comme la matrice contre-institutionnelle de champs cognitifs nouveaux ?

Les orientations thématiques du colloque

Les disciplines

Il paraît nécessaire de présenter des exemples d’évolutions disciplinaires, aussi bien pour administrer la preuve d’effets de contexte que pour éventuellement les réfuter. Ce pourrait être le lieu de réflexion sur les questions épistémologiques soulevées à l’époque, ou émergentes dans le sillage de 1968.

Les trajectoires

Centrées sur des itinéraires individuels, elles pourraient permettre de penser la construction des « figures de Mai-68 » dans le domaine des sciences de l’homme. Des témoins seront sollicités par le comité d’organisation.

Les pratiques

Il s’agit de s’intéresser au(x) rôle(s) des collectifs, à la disjonction entre pratiques traditionnelles et inventions (disciplinaires, sociales, etc.) ; il sera fait une place aux transformations des pratiques éditoriales (éditeurs, revues).

Les institutions

On mettra ici l’accent sur le conflit entre universités et organismes de recherche, et notamment sur la crise universitaire des années 70.

Le comité d’organisation

Il s’agit du colloque annuel de la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH). Il aura lieu début septembre 2008.

Organisateurs : Bertrand Müller (université de Genève) et Olivier Orain (CNRS, Paris), avec le soutien de Nathalie Richard, présidente de la SFHSH.

Comité scientifique :

Loïc Blondiaux, professeur, sciences politiques, IEP de Lille
Marie-Luce Honeste, professeur, linguistique, université de Rennes II
Laurent Loty, maître de conférences, lettres, université de Rennes II
Gérard Mauger, directeur de recherches, sociologie, CNRS, Paris
Annick Ohayon, maître de conférences, psychologie, université Paris VIII
Philippe Poirier, professeur, histoire, université de Bourgogne
Bernard Pudal, professeur, histoire, université de Paris X Nanterre
Marie-Claire Robic, directrice de recherche, géographie, CNRS, Paris
Christian Topalov, directeur de recherches, sociologie, CNRS, Paris
Françoise Waquet, directrice de recherche, histoire, CNRS, Paris

 Les propositions de contribution

Elles sont à adresser d’ici le 15 octobre 2007 à Olivier Orain, 13 rue du Four, 75006 Paris (orainol@orange.fr) sous forme de lettre ou de mail. Elles ne devront pas dépasser les 2000 caractères. Le colloque se tiendra début septembre 2008.

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C'est fait (?)

Ce soir, j'ai envoyé à Claude Blanckaert un fichier de 2Mo intitulé Le Plain-pied du monde, soit 404 pages au gabarit de sa collection "Histoire des sciences humaines". Je n'en peux plus. J'y ai travaillé tout le printemps, quand d'autres taches ne m'accaparaient pas.
Sinon, le texte de l'appel à communications pour le colloque "Mai-68, creuset pour les sciences de l'homme?" est prêt et "validé" par le CA de la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSH). Le comité scientifique se met en place lentement. J'attends des réponses. Dès que possible, nous le mettons en ligne. A la rentrée, nous nous occuperons des financements.
Ce blog sera sans doute en veille entre le 3 et le 25 juillet. Je serai supposément "en vacances", sauf du 12 au 17, période à laquelle je participe à une école d'été à l'ENS-LSH à Lyon. En revanche, la période allant de la fin juillet à la mi-août sera un bon moment pour publier ici de nouvelles choses et améliorer ce qui est déjà en ligne.

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Abus de symboles

Je le confesse : je suis en train de devenir allergique aux symboles. Entendons-nous bien. Les mécanismes du cerveau humain reposent sur un régime d'association entre des référents "réels" et une interprétation mentale qui manipule des représentations symboliques. Loin de moi l'idée de prétendre que nous pouvons nous passer de ces dernières. En revanche, en faisant l'hypothèse que le symbole est un circuit court qui nous fait économiser de l'activité cérébrale, je ferais l'hypothèse qu'une sur-symbolisation débouche sur une mutilation profonde de notre potentiel cognitif.
Avant toute chose, il importe de s'appuyer sur quelques éléments de définition, que j'ai été chercher dans le Gradus de Bernard Dupriez :

 
SYMBOLE Le symbole peut se présenter sous trois formes:
 

1. Un texte, auquel son auteur attribue un sens dans le cadre d'une isotopie [c'est-à-dire un système référentiel] plus générale. Il s'établit alors deux niveaux d'isotopie, l'un évident, l'autre symbolique; l'un à la dimension du mot (ou de la phrase), l'autre à la dimension de la phrase (ou de l'oeuvre).

CHANTRE

Et l 'unique cordeau des trompettes marines

APOLLINAIRE, Alcools.
 

Le sens littéral de ce poème, qui ne compte qu'un seul vers, concerne un instrument de musique du XVIIe siècle, appelé trompette marine à cause de sa sonorité, et qui consiste en une guitare allongée, à une corde, employée sur les vaisseaux du roi pour annoncer les repas...

Un autre sens est probable vu qu'il s'agit ici d'un poème. Le titre, chantre, peut désigner le poète ou tout ce qui, dans l'homme, chante. Et est une continuation et relie ce chant à la vie, à tout ce qui précède le poème. Unique convient au monostique (strophe d’un seul vers). Cordeau est aussi la qualité de ce poème « tiré au cordeau », de dimension si étroite. Trompettes proclamation (de la poésie). Marines parce que, comme la mer, la poésie est mouvante, profonde et universelle, mettant les êtres en communication. Le sens symbolique importe plus ici que le sens littéral.

Rem. 1 : on distingue sens ou valeur symbolique et interprétation symbolique (ou interprétation allégorique, anagogique, analogique). L'interprétation des oeuvres littéraires s'effectue couramment par la recherche d'un ou de plusieurs sens symbolique(s). On peut donner à une oeuvre des valeurs de symbole très diverses, à l'aide de la psychanalyse, de la sociologie littéraire, de la symbolique des nombres, etc. Ces valeurs, même si l'auteur ne les a pas cherchées, ne sont peut-être pas moins réelles que celles qu'il avait dans l'esprit. Mais elles restent postérieures à la création, extérieures même à celle-ci peut-être. Une interprétation symbolique dépend entièrement de son auteur, qui est le lecteur, alors que le symbole comme procédé, dépend de l'auteur du texte et demande à être perçu par le lecteur.

            [...]

Rem. 2 Les tropes, par lesquels on remplace un signifiant par un autre peuvent s'opérer notamment à la faveur d'une relation de type symbolique entre les signifiés correspondants (métonymies).

[…]
 

2. Un geste ou un objet auxquels la tradition culturelle attribue un sens particulier dans le cadre d'une isotopie plus générale. Ex. : le salut militaire, l'échange des anneaux lors du mariage, le « signe de la croix », le langage des fleurs, la symbolique des nombres. etc. [...] Dans ce type de symbole, le passage d'un terme à l'autre s'effectue non seulement par analogie, mais encore par métonymie ou synecdoque, voire en vertu d'une pure convention. Ex : la tourterelle, pour la fidélité en amour. Si l'objet symbolique représente un ensemble de valeurs, on parle d'emblème ; s'il indique l'appartenance à une institution, on parle d'insigne.

 

3. Un signe graphique, auquel les spécialistes attribuent un sens dans l'isotopie de leur science ou de leur technique particulière. Exemple : les signes du zodiaque, le code de la signalisation routière, les légendes de déchiffrement des cartes géographiques, ♂ et ♀ pour masculin et pour féminin, etc.

Quand le signe graphique reproduit, de façon plus ou moins stylisée mais sans codification, la forme du signifié, on a un simple dessin et non un symbole : autrement dit, selon la terminologie de Peirce, une icône. Mais il suffit que l'icône entre dans un ensemble de signes analogues, ou qu'elle soit fréquemment utilisée, pour que le signe se simplifie et devienne un symbole iconique. Quand la forme du signifié n'est plus clairement perçue, on a un pur symbole graphique. Ex. ® ou les vignettes des marques de fabrique, des enseignes. […]

Rem. 1 Le mot signe, qui est le générique de la série indice, symbole, etc., reçoit aussi un sens restreint par opposition aux autres termes. On passe du symbole au signe pur par effacement de la relation iconique. Ex. de la tête de taureau, stylisée sous forme de A majuscule tête en bas, perd son signifié à mesure qu'on l'utilise davantage pour désigner un son […]. Les lettres sont des signes. Les chiffres également. En algèbre, a, b, x, y ne sont pas des symboles mais des signes parce qu'ils peuvent représenter n'importe quoi.

[…]
B. Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires, p. 436-438.

La symbolisation a pour propriété centrale d'opérer une condensation. Elle effectue un rapprochement entre une entité langagière circonscrite, discrète, aisément épuisable et un référentiel beaucoup plus large, qui peut éventuellement avoir des propriétés antithétiques (ainsi symbole de l'infini). Elle a pour efficace, dans la vie quotidienne, de permettre des raccourcis autour de signifiants partagés, qui n'ont au demeurant pas forcément de signifié propre. "Les éléphants" renvoie immédiatement à un fonctionnement supposé ancien et monolithique du parti socialiste, éventuellement à des dignitaires, mais dont on pourrait difficilement arrêter une liste. Au reste, il est assez improbable que la majorité des utilisateurs du vocable aient une idée très claire du fonctionnement socio-politique interne au PS.
L'autre propriété essentielle du symbole est l'incarnation (bien entendu palliative ou fictive) : dans son usage religieux surtout, mais aussi profane, le symbole est supposé incarner ce à quoi il réfère et par là lui offrir un substitut. Dans la plupart des religions, on s'agenouille devant les symboles religieux en tant qu'ils manifestent par leur présence une réalité supérieure. Dans le monde profane, les mots ont tous une fonction symbolique. En revanche, nul n'est obligé de prêter une valeur sacrée ou réelle à leur fonction référentielle. Pourtant, dans un certain nombre de cas où la symbolisation a consisté à se départir de la dénotation initiale du mot, cette fonction d'incarnation semble renchérie. C'est particulièrement évident pour mon exemple des "éléphants". "Mai-68", "l'islamisme", "l'Europe", etc., sont autant de symboles pour lesquels la dénotation s'est en quelque sorte perdue, au profit d'une connotation - péjorative ou positive. Un usage abondant de symboles me semble le signe d'une pensée magique, qui vise l'adhésion davantage que la justification.
Ce qui précisément constitue l'efficacité symbolique (le raccourci) est ce qui le rend hautement toxique, quand il débouche sur une perte du sens. Combien de choses, de pratiques, de comportements, sont ainsi quotidiennement frappés de dévaluation, voire d'interdit par les mécanismes de la symbolisation ? Et que dire du préjudice des symbolisations publiques ? Je suis exaspéré par des couts-circuits du type "les éléphants" ou "les libéraux" (j'ai pris délibérément deux exemples qui ne ressortissent pas aux mêmes catégories d'utilisateurs). Il en est un autre que j'aimerais un jour travailler plus spécifiquement : le "communautarisme" (comme j'ai précédemment traité du "spatialisme").
Qu'en est-il maintenant du symbole par le geste ? Quand Ségolène Royal embrasse un handicapé ou que Nicolas Sarkozy prononce un discours sur Guy Moquet, on est précisément dans un processus visant une isotopie entre un geste actuel et un ensemble de valeurs : la solidarité, la jeunesse, l'engagement, la vertu... Pourtant, le symbole ne vaut pas action. Mais l'homme politique "moderne" fonctionne davantage dans la symbolique que dans le geste "réel", surtout quand il est question de valeurs. Multiplier les gestes symboliques, c'est comme multiplier les références symboliques : c'est contribuer à vider la vie publique de tout sens enraciné dans une action justifiable. La misère de notre monde tient dans la crédulité générale à l'endroit de ces symboles évidés, dans la complaisance à l'égard de ces captations qui relèvent du théâtre.
(article en chantier, qui est loin d'être terminé)

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La Russie au CAPES et à l'agrégation : une bibliographie sommaire

 

Sont précédés d'une astérisque les ouvrages qui me semblent véritablement utiles sur la question. Il n'y a pas d'articles isolés dans cette biblio, alors que la production de pointe est publiée sous cette forme. On comprendra donc qu'il n'y a rien d'exhaustif dans ce qui vous est proposé ici. C'est un pis-aller en attendant la publication dans quelques mois de la bibliographie "officielle" dans Historiens et géographes.

I Généralités


W. ANDREFF, dir., Analyse économique de la transition postsocialiste, La Découverte, 2002.

W. ANDREFF, Le secteur public à l’Est. Restructuration industrielle et financière, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2004.

F. BAFOIL, Le postcommunisme en Europe, La Découverte, « Repères », 1999.

* R. BRUNET & V. REY, Europe centrale et orientale, vol. 10 de la Nouvelle Géographie universelle, Belin - Reclus, 1996.

B. CHAVANCE, dir., La Fin des systèmes socialistes, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 1994.

B. CHAVANCE, É. MAGNIN, R. MOTAMED-NEJAD & J. SAPIR, dir., Capitalisme et socialisme en perspective. Évolution, et transformations des systèmes économiques, La Découverte, 1999.

COLLECTIF, « Intégration territoriale en Europe de l’Est et en Union soviétique », Bulletin de la Société languedocienne de géographie, 1987, n° 1-2.

J.-P. DEPRETTO, Pour une histoire sociale du communisme, L’Harmattan, « Pays de l’est », 2001.

M. DREYFUS et alii, Le siècle des communismes, Les éditions de l’atelier, 2000.

M. FOREST & G. MINK, dir., Post-communisme : les sciences sociales à l’épreuve, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2004.

É. HOBSBAWM, L’âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle, Bruxelles, éd. Complexe, 1994.

M. LEWIN, Le Siècle soviétique, Fayard/Le Monde diplomatique, 2003.

J.-P. PAGÉ & J. VERCUEIL, De la chute du mur à la nouvelle Europe. Économie politique d’une métamorphose, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2004.

J. RADVANYI & V. REY, Régions et pouvoirs régionaux en Europe de l’est et en URSS, Masson, 1989.

M. ROUX (ss la direction de), Nations, État et territoire en Europe de l’Est et en URSS, L’Harmattan, coll. « Pays de l’Est », 1992.

 

Revue Le Courrier des pays de l’Est, Revue d'études comaparatives Est-Ouest, Cahiers du Monde russe, Postsoviet geography


II Russie et ex-URSS

1°) Sur l’histoire de l’URSS

* N. WERTH, Histoire de l’Union soviétique, P.U.F., 3e éd., 2004.

C. Bettelheim, Les luttes de classe en URSS. 3e période 1930-1941, Maspéro, 1982-1983.

* A. BLUM, Naître, vivre et mourir en URSS, Petite bibliothèque Payot, 1994, rééd. 2004 (poche).

B. CHAVANCE, Le système économique soviétique, de Brejnev à Gorbatchev, Nathan, coll. « Circa », 1989.

S. DULLIN, Histoire de l’URSS, La Découverte, « Repères », 1994.

M. LEWIN, La formation du système soviétique, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1987.

* M. LEWIN, La grande mutation soviétique, La Découverte, 1989.

* M.-C. MAUREL, Territoire et stratégies soviétiques, Économica, 1985.

G. NIVAT, Russie-Europe : la fin du schisme, Lausanne, éd. L’Âge d’homme, 1993.

J. SAPIR, Les fluctuations économiques en URSS, 1941 - 1985, Éditions de l’EHESS, 1989.

* J. SAPIR, L’économie mobilisée, La découverte, 1990.

* J. SAPIR, Retour sur l’URSS. Économie, société, histoire, L’Harmattan, Collection « Pays de l’Est », 1997.

J.-L. VAN REGEMORTER, D’une perestroïka à l’autre : l’évolution économique de la Russie de 1860 à nos jours, SEDES, 1990

C. VAÏSSIÉ, Pour votre liberté et pour la nôtre. Le combat des dissidents de Russie, Paris, Robert Laffont, 2000.

* A. VICHNEVSKI, La faucille et le rouble. La modernisation conservatrice en URSS, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2000.


2°) Références « totalitariennes »

H. ARENDT, Les origines du totalitarisme, t. 3 : Le système totalitaire, Le Seuil, 1972, rééd. coll. Points essais, 1995, n° 307.

H. ARENDT, La nature du totalitarisme, Payot, Petite bibliothèque philosophique, 1990.

A. BESANÇON, Présent soviétique et passé russe, Hachette, Pluriel, 1980.

A. BESANÇON, Anatomie d’un spectre. L’économie politique du socialisme réel, Calmann Lévy, 1981.

F. FURET, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle, Robert Laffont / Calmann Lévy, 1995, rééd. Le livre de poche, 1998.

C. LEFORT, La complication. Retour sur le communisme, Fayard, 1999.

M. MALIA, La tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie 1917-1991, Le Seuil, L’Univers historique, 1995, rééd. coll. Points histoire, 1999, n° 257.


3°) Sur la Russie contemporaine

A. BERELOWITCH & M. WIEVIORKA, Les Russes d’en bas. Enquête sur la Russie post-communiste, Le Seuil, coll. « L’épreuve des faits », 1996.

A. BERELOWITCH & J. RADVANYI, dir., Les 100 portes de la Russie. De l’URSS à la CEI, les convulsions d’un géant, éd. de l’Atelier, 1999.

Y. BREAULT, P. JOLICOEUR & J. LEVESQUE, La Russie et son ex-empire, Presses de sciences-po, 2005.

R. BRUNET,  La Russie nouvelle, La documentation photographique, n° 7025, octobre 1994.

R. BRUNET, D. Eckert, V. KOLOSSOV, Atlas de la Russie et des pays proches Montpellier-Paris, Reclus - La Documentation Française, 1995.

R. BRUNET, La Russie : dictionnaire géographique, CNRS Libergéo/La documentation française, 2001.

COLLECTIF, « La Russie, dix ans après », Revue Hérodote, 2002, n° 104.

COLLECTIF, « Russie : la dictature de la loi », Revue L’Économie politique, n° 21, janvier 2004.

COLLECTIF, « La Russie de Poutine », Revue Pouvoirs, n° 112, éds du Seuil, janvier 2005.

D. ECKERT & V. KOLOSSOV, La Russie, Flammarion, coll. « Dominos », 1999.

* D. ECKERT, Le Monde russe, Hachette supérieur, "Carré géographie", 2005, rééd. 2007.

* D. ECKERT, La Russie, Hachette supérieur, "Recueils pour les concours", 2007.

G. FAVAREL-GARRIGUES, dir., Criminalité, police et gouvernement : trajectoires post-communistes, L'Harmattan, 2003.

* G. FAVAREL-GARRIGUES & K. ROUSSELET, La Société russe en quête d’ordre, CERI / Autrement, 2004.

M. FERRO & M.-H. MANDRILLON, Russie, peuples et civilisations, La découverte/Poche, 2005.

É Gessat-Anstett, Liens de parenté en Russie post-soviétique. Une enquête ethnographique, L’Harmattan, « Nouvelles études anthropologiques », 2004.

A. GRIGORIANTZ, Les Caucasiens. Aux origines d'une guerre sans fin, in-folio, coll. "Illico", 2006.

* B. KAGARLITSKIÏ, La Russie aujourd'hui. Néolibéralisme, autocratie et restauration, Parangon, 2004.

* M. LARUELLE & S. PEYROUSE, Les Russes du Kazakhstan. Identités nationales et nouveaux états dans l’espace post-soviétique, Maisonneuve & Larose, 2004.

A. LE HUEROU et alii, Tchétchénie, une affaire intérieure ?, CERI/Autrement, 2005.

C. LOCATELLI, Énergie et transition en Russie : les nouveaux acteurs industriels, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 1998.

M. MENDRAS, dir., Russie, le gouvernement des provinces, Genève, CRES, 1997.

* M. MENDRAS et alii, Comment fonctionne la Russie ? Le politique, le bureaucrate, l’oligarque, CERI / Autrement, 2003.

P. MELANI, dir., Famille et société dans l'espace est-européen et la CEI, n° spécial de Slavica occitanica, 2005

* J. RADVANYÏ, La nouvelle Russie. L’après 1991 : un nouveau « temps des troubles » ?, Masson / Armand Colin, 1996. Réédité en 2000.

J. RADVANYÏ, De l’URSS à la CEI : 12 États en quête d’identité, Ellipses, 1997.

J. RADVANYÏ, dir., Les États postsoviétiques…, Armand Colin, 2003.

J. RADVANYI et G. WILD, La Russie entre deux mondes, La documentation photographique, n° 8045, 2005.

* M.-P. REY, dir., Les Russes de Gorbatchev à Poutine, Armand Colin, 2005.

M. ROCHE, Thérapie de choc et autoritarisme en Russie. La démocratie confisquée, L’Harmattan, 2000.

* J. SAPIR, Le chaos russe, La Découverte, 1996.
J. SAPIR, Le krach russe, La Découverte, 1998.

A. SUERGUEEVA, Qui sont les Russes ?, Max Milo, "L'inconnu", 2006.

G. SOKOLOFF, Métamorphoses de la Russie, 1984-2004, Fayard, 2004.

A. de TINGUY, La grande migration. La Russie et les Russes depuis l’ouverture du rideau de fer, Plon, 2004.

* J. VERCUEIL, Transition et ouverture de l’économie russe (1992-2002). Pour une économie institutionnelle du changement, L’Harmattan, « Pays de l’Est », 2002.


III Quelques références littéraires (pour les amateurs)

1°) Littérature dite « concentrationnaire »

Anna AKHMATOVA, Requiem (poème), Minuit, ed. bilingue, 1991.

Varlam CHALAMOV, Les Récits de la Kolyma, nouvelle édition (intégrale), Verdier, 2003.

Ante CILIGA, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, éditions Champ libre, 1977 (réédition de Au pays du grand mensonge [1938] et Sibérie, terre de l’exil et de l’industrialisation [1950]).

Victor KRAVTCHENKO, J’ai choisi la liberté, Self, 1947.

Andrée SANTAURENS, Dix-sept ans dans les camps soviétiques, Gallimard, 1963.

Alexandre SOLJÉNITSYNE, L’Archipel du goulag, 3 t., Le Seuil, 1974 et 1976.

Boris SOUVARINE, Bilan de la terreur en URSS, Librairie du travail, 1936.


2°) Grands écrivains contemporains de la période 1917-1940

Andreï BIÉLYÏ, Petersbourg, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1967 ; rééd. poche : Le Seuil, coll. « Points roman », 1986.

Iouriï TYNIANOV, La mort du Vazir-Moukhtar, Gallimard, 1969 ; rééd. poche : folio, 1978, n° 1073.

Isaac BABEL, Cavalerie rouge, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1972, 1992 ; rééd. poche : Le Seuil, coll. « Points roman », n° 227.

Mikhaïl BOULGAKOV, Le Maître et Marguerite, Robert Laffont, « Pavillons » ; rééd. poche : Le livre de poche, coll. Biblio » ou 10/18.

Vladimir NABOKOV, Invitation au supplice, Gallimard, 1960 ; rééd. poche : coll. Folio, 1980, n° 1172.

Iouri OLIÉCHA, L’Envie, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1992 ; rééd. poche : Le Seuil, coll. « Points roman ».

Boris PILNIAK, L’année nue, Gallimard, 1926 ; nouvelle trad. au Seuil, revue Autrement, 1996.

Boris PILNIAK, Les chemins effacés, Lausanne, L’Äge d’homme, « Classiques slaves », 1978.

Andreï PLATONOV, Tchevengour, Robert Laffont, « Pavillons », 1996.

Evguiéniï ZAMIATINE, Nous autres, Gallimard, 1971 ; rééd. poche : coll. L’imaginaire, 1979, n° 39.


3°) Période post-stalinienne

Vassili AXIONOV, Les Oranges du Maroc, Actes Sud, « Babel », 2003.

Vassili GROSSMANN, Vie et destin, Presses Pocket, 1984.

Valentin RASPOUTINE, L’adieu à l’île, Robert Laffont, « Pavillons », 1979.
Olga SEDAKOVA, Voyage à Tartu & retour, Clémence Hiver, 2005.

Alexandre SOLJÉNITSYNE, La maison de Matriona (et autres nouvelles), Presses Pocket, 1976.

Alexandre SOLJÉNITSYNE, Le pavillon des cancéreux, Presses Pocket, 1980.

Vladimir TENDRIAKOV, Le Printemps s’amuse et autres nouvelles, Gallimard, Littérature soviétique, 1982.


4°) Parmi les contemporains

Victor ÉROFIÉEV, La Belle de Moscou, Albin Michel, 1990.

Victor ÉROFIÉEV, La vie avec un idiot, Albin Michel, « Les Grandes traductions », 1992.

Victor ÉROFIÉEV, Le Jugement dernier, Albin Michel, « Les Grandes traductions », 1996.

Alexandre IKONNIKOV, Dernières nouvelles du bourbier, Le Seuil, « Points roman », 2004.

Lioudmila OULITSKAÏA, Sonietchka, Gallimard, 1998, rééd. en « Folio ».

Sviétlana ALÉXIÉÏÉVITCH, La Supplication, J’ai Lu, 2000.

Sviétlana ALÉXIÉÏÉVITCH, Les Cercueils de zinc, Christian Bourgois, 2002.
 

 

5°) Témoignages
     Anne BRUNSWIC, Sibérie. Un voyage au pays des femmes, Actes Sud, 2006.
    Anne NIVAT, La Maison Haute. Des Russes aujourd'hui, rééd. Le livre de poche, 2004.
    Anna POLITOVSKAÏA, Douloureuse Russie. Journal d'une femme en colère, Buchet Chastel, 2006.
    Olga SEDAKOVA, Voyage à Tartu & retour, Clémence Hiver, 2005.
    Jean-Pierre THIBAUDAT, Rien ne sera plus jamais calme à la frontière finno-chinoise, Christian Bourgois, 2002
   

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La Russie au CAPES et à l'agrégation

Cela fait 15 ans que j'attendais ça. C'est fait ! La Russie est au programme de l'agrégation de géographie et au CAPES pour deux ans, et pour un an à l'agrégation d'histoire. Le russophone, russologue et russophile (désenchanté) que je suis ne peut que se réjouir qu'ait enfin cessé un ostracisme qui était toujours justifié par les "turbulences" dans lesquelles était plongé le pays. Drôle de justification. J'espère surtout qu'à l'issue de ces deux ans les enseignants du secondaire daigneront se remettre à enseigner la géographie des pays issus de l'ex-URSS. Il ne s'agit pas seulement de faire passer une culture, il s'agit aussi d'exposer une configuration géographique exceptionnelle : un énorme pays a été démembré sans que cela dégénère en guerres massives (même si ce qui s'est passé en Tchétchénie, en Transcaucasie et au Tadjikistan n'est pas plus réjouissant que les guerres civiles post-yougoslaves) ; étudier les répercussions spatiales et territoriales de cette implosion est un cas d'école absolumment magnifique.
Je ne me fais pas d'illusion sur les gains cognitifs à attendre de cette situation. J'ai tendance à penser que l'inscription d'un sujet au programme des concours a tendance, le plus souvent, à renforcer les représentations conformistes et à indurer les stéréotypes. En plus, une petite poignée de plumitifs a pour habitude de publier régulièrement des ouvrages, collectifs ou solitaires, dont le seul objectif est de ramasser la manne financière induite par ces effets d'aubaine répétés. Je voudrais le dire haut et fort aux impétrants qui auront l'occasion de me lire : méfiez-vous de ces auteurs qui publient sur n'importe quoi, et tout particulièrement quand les ouvrages apparaissent dans les 6 à 9 mois qui suivent la publication d'un nouveau sujet. Ne vous laissez pas plumer par des gens sans déontologie qui ont besoin de cash pour se faire construire une piscine !
Je regrette que les décideurs de l'Education nationale n'aient pas associé l'Ukraine et la Belarus à la Russie : cela aurait permis d'utiles comparaisons. Je vais me faire haïr par tous ceux qui se plaignent que les programmes sont trop chargés. Sauf que dans une large mesure, isoler la trajectoire de la seule Russie est problématique. A bien des égards, on pourrait dire qu'elle constitue un système territorial relicte, brusquement fragmenté en 1991-1992 - ce qui a généré des problèmes de cautérisation (économique, sociale, démographique, etc.) qui sont loin d'être réglés 15 ans après. Même si le traitement de 12 ou 15 républiques eût été too much, s'en tenir aux trois nations "slaves" aurait constitué un minimum. Je tiens à préciser que M. Vladimir Poutine n'a pas sponsorisé mon idée et que ce n'est pas une nostalgie pan-russienne qui motive mon avis. Comprendre ce qui s'est passé en Russie n'a d'intérêt que dans la mesure où l'on peut ébaucher des comparaisons, afin d'éviter les analyses dévoyées sur les idiosyncrasies russes. Après tout, ce sont les mêmes élites issues du PCUS (parti communiste de l'Union soviétique) qui se sont redéployées et repositionnées un peu partout à partir de 1989-1990. Ce sont les mêmes alternatives économiques et politiques qui se sont posées dans tous les pays devenus indépendants. La seule différence tient au gigantisme russe et aux prétentions hégémoniques de ses dirigeants, ainsi qu'à leur pouvoir de nuisance : depuis 1992, la Russie soutient la quasi-totalité des irrédentismes et guerres civiles chez ses voisins de l'étranger proche (blijéïé zaroubiéjio), à l'exception des "wahhabismes" (terme que les Russes utilisent pour stigmatiser toute interférence de l'Islam dans un conflit).
Au débotté, mon expérience de 10 ans d'enseignement sur les pays issus de l'ex-URSS m'amènerait à faire quelques diagnostics et recommandations pour ceux, préparateurs ou étudiants, qui vont s'atteler à la question.
1°) Sur ce sujet-là, force est de constater que la littérature géographique est particulièrement réduite. En France, seuls trois géographes émergent, Jean Radvanyï, Roger Brunet et Denis Eckert. J'ai beaucoup d'estime pour leurs travaux, à bien des égards très différents. Jean Radvanyï et Denis Eckert ont fait un gros effort de vulgarisation et proposé les seuls manuels de valeur sur le sujet. Je regrette le caractère à mes yeux trop exhaustiviste et déproblématisé des ouvrages de Jean Radvanyï, même si j'ai une grande admiration pour son effort de documentation et d'érudition. C'est quelqu'un qui maîtrise parfaitement ses dossiers. En revanche, je suis géné par la transparence politique de ce qu'il écrit. Le Géant aux paradoxes (1982) était un ouvrage plutôt pro-soviétique, La Nouvelle Russie (1996) manque d'analyses critiques sur le régime eltsinien. Certains articles, notamment pour Le Monde diplomatique, montraient une plume plus critique. Je regrette que la production de cet auteur ressortisse encore trop à un certain classicisme, politiquement neutre et encyclopédique. La production de Denis Eckert est plus incisive. Je trouve que son manuel dans la collection "Carré géographie" chez Hachette est remarquable. En outre, il a mis à disposition de nombreux textes traduits du russe, ce qui me semble précieux. En général, il fait un gros travail de médiation des travaux de géographes russes vers la France, entreprise qui me semble tout à fait nécessaire. Roger Brunet, quant à lui, a écrit l'essentiel du demi-volume de la Géographie universelle consacré à la Russie et à ses voisins immédiats. Je crois qu'il y a une différence entre le fait de dédier sa carrière de chercheur à la Russie - ce qui implique d'en parler la langue -, et un intérêt plus circonstanciel pour le pays. Roger Brunet est devenu un bon connaisseur de cette région du monde et il a des réflexes que j'admire par rapport à la littérature "russologique". En outre, il a su tenir le cap d'une lecture spatiale des territoires post-soviétiques. Pour autant, même si je recommande vivement la lecture de ses ouvrages sur la Russie, comme il ne s'est pas inséré dans le champ transdisciplinaire des spécialistes du pays, je ne le classerais pas stricto sensu comme tel. Marie-Claude Maurel en revanche a commencé sa carrière comme spécialiste de l'URSS, mais elle a bifurqué après la publication de son maître-livre de 1982, Territoire et stratégies soviétiques. Je regrette qu'une spécialiste de cette valeur soit passée à autre chose, mais il n'est pas de mon ressort de porter une appréciation sur ce qui relève d'un choix personnel. D'autres géographes français ont publié sur la Russie, mais soit ils se sont cantonnés à un abord très segmenté, soit ils ont publié des choses fort dispensables comme le manuel de C. Cabane et E. Tchistiakova. Vladimir Kolossov est bien connu en France, parce qu'il est francophone et a longuement vécu ici. C'est une très grande pointure de la géographie de la Russie et des pays proches, reconnu internationalement.
2°) La faiblesse numérique des géographes travaillant sur la Russie fait contraste avec l'excellence française dans d'autres disciplines, en histoire et en économie politique tout particulièrement. De Marc Ferro à Natacha Laurent, en passant par Wladimir Berelowitch, Lilly Marcou, Jean-Pierre Depretto, Nicolas Werth, Sabine Dullin, Marie-Hélène Mandrillon et bien d'autres, l'historiographie française est l'une des meilleures au monde. Du côté des économistes, Jacques Sapir est pour moi le plus grand spécialiste français de la Russie actuelle, même si je trouve que son crédo anti-libéral le rend parfois par trop aveugle à l'actuelle dérive politique autoritaire. Il n'est pas le seul économiste politique à avoir produit des oeuvres conséquentes. C'est toute une sensibilité qui s'est développée, depuis les travaux fondateurs de Charles Bettelheim sur Les luttes de classes en URSS (1974-1983), lui-même inspiré par Moshe Lewin, Alec Nove et quelques autres. Parmi ces générations d'économistes, marqués par une sensibilité d'ensemble marxiste ou régulationniste, avec un fort historicisme, je pourrais évoquer Ramine Motamed-Nejad, Bernard Chavance, et, pour les plus jeunes, Julien Vercueil. Dans d'autres domaines on trouve d'autres pointures : Alain Blum en démographie, Michel Wieviorka, Alexis Berelowitch, Gilles Favarel-Garrigues et Kathy Rousselet en sociologie, Marie Mendras et Véronique Garros en sciences politiques. Enfin, il y a d'excellents spécialistes de questions transversales ou régionales comme Marlène Laruelle (sur le rapport de la Russie à l'Orient et à l'Islam), Charles Urjewicz (sur le Caucase), Boris Cichlo (la Sibérie), etc.
3°) Une hypothèque pèse lourdement sur toute compréhension présente et passée de la Russie. C'est celle de l'interprétation du communisme. De deux choses l'une : soit l'on considère que le communisme est l'expérience politico-historique qui s'est inventée en URSS entre 1917 et 1944, puis s'est diffusée dans une partie du monde, et auquel cas les "propriétés" de ce communisme sont extrêmement diverses et variables ; soit l'on considère que le communisme est une idéologie, inventée par Marx, développée par Lénine, et mise en pratique en URSS de 1917 à 1991. Dans le premier cas, je n'y vois pas d'objections, sachant que le label a alors une vocation très englobante et a une dimension historique irréductible. Dans le second cas, il y a premièrement un problème de distinction sémantique entre "socialisme" et "communisme" qu'il importe de travailler sérieusement. Ensuite, un ensemble de travaux d'historiens (M. Lewin en étant la figure centrale) a montré qu'il n'y avait jamais eu application d'un programme idéologique pré-déterminé en URSS, mais ajustement opportuniste de lignes idéologiques diverses, au gré des circonstances et en fonction des luttes d'influence au sein des hautes sphères du pouvoir. Il n'y a qu'entre 1934 et 1953 qu'un certain monolithisme idéologique a peu ou prou perduré, durant la période la plus sombre de l'URSS, celle du stalinisme triomphant. Par ailleurs, les économistes ont nettement montré qu'il n'y avait rien de commun entre l'idée de "socialisme" - telle qu'elle existe chez Marx et la plupart des théoriciens du socialisme - et le fonctionnement économique de l'URSS, de 1917 à la Perestroïka. Je ne développerai pas ceci pour l'instant mais ils ont identifié là un capitalisme d'Etat mobilisant l'économie selon un schéma qui rappelle fortement les pratiques des Etats européens durant la première guerre mondiale.
Par voie de conséquence, la thèse développée tant par les thuriféraires de l'URSS que par ses détracteurs, de Richard Pipes et Martin Malia à François Furet et Stéphane Courtois, selon laquelle l'URSS aurait été une expérience d'application d'une idéologie à une nation, ne tient absolument plus la route. La question de l'idéologie soviétique, de son uniformité ou de ses variations, de son statut et de ses modes opératoires, etc., reste posée. Elle est même fondamentale. En revanche, la façon dont les traditions politistes ont fait sur-signifier le caractère soi-disant normatif et donné de l'idéologie est rien d'autre qu'un discours idéologique de plus ! De ce point de vue, le livre de François Furet, Le passé d'une illusion, est un exemple de ce qu'il ne faut pas faire. En plus, Furet était ignare sur l'URSS. Tout à sa réfutation d'une histoire sociale et à la réhabilitation d'une histoire politico-idéologique, il a fait passer l'objet "URSS" par le lit de Procuste de ses combats hexagonaux. Il est temps de démasquer la supercherie de haut vol qu'a été la production de cet idéologue de droite. Autre baudruche qu'il importe de dégonfler : madame l'académicienne Hélène Carrère d'Encausse, qui nous a été présentée comme celle qui avait "prédit" l'éclatement de l'URSS dans son livre éponyme de 1979, L'Empire éclaté. Si nos brillants journalistes étaient allés y voir de plus près, ils se seraient rendu compte que la thèse de madame Carrère d'Encausse consistait à comparer les évolutions démographiques des populations slaves et asiatiques et à prédire que ces dernières deviendraient majoritaires un jour et demanderaient alors leur indépendance. Manque de bol pour cette dame éminente, ce sont les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses qui ont voulu la mort de l'URSS, alors que les habitants des républiques d'Asie centrale demeuraient très attachées au système. Bref, on l'a créditée pour un énorme contresens reposant sur une lecture d'un simplisme éhonté. Je tiens à signaler qu'elle a publié nombre de biographies extrêmement contestables du point de vue historique, notamment son Nicolas II. On a les "spécialistes" qu'on mérite. D'ailleurs, il y aurait aussi beaucoup à redire concernant des personnages comme Alexandre Adler ou Bernard Guetta, qu'on invite es-qualités sur le sujet de la Russie, alors que ce sont au mieux des publicistes et des faiseurs d'opinion.
Par ailleurs, les lectures "idéologiques" butent sur un obstacle explicatif qui devrait les discréditer définitivement : comment expliquer que les nomenklaturistes soviétiques aient été les premiers à retourner massivement leur veste et à se convertir à l'idéologie du marché, parfois dès les années 1980 ? Comment expliquer que les gardiens du temple aient été les premiers à le déserter et par la suite les principaux bénéficiaires des mutations ultérieures ? Si une quelconque idéologie avait gouverné l'action du système de manière rigide et programmatique, celui-ci ne se serait pas effondré si vite. Ou alors il faut faire l'hypothèse ad hoc d'une dénaturation du régime, soit à partir du XXe congrès (1956), soit durant les années de zastoï (stagnation), qui débutent aux alentours de 1974. Je trouve qu'il y aurait là une facilité pour une interprétation qui suppose la rigidité idéologique.
4°) Tout ceci m'amène à insister sur le fait qu'une préparation efficace et pertinente implique une très bonne connaissance de l'évolution de l'URSS, au moins depuis les années 1960, et la lecture d'auteurs non géographes. A ce titre, les indispensables seraient Nicolas Werth (son Histoire de l'Union soviétique aux PUF, au moins les chapitres XI et XII), Alain Blum (Naître, vivre et mourir en URSS, disponible en poche), Jacques Sapir (au minimum L'économie mobilisée et Le Chaos russe, en attendant la nécessaire ré-actualisation de celui-ci), Julien Vercueil (Transition et ouverture de l'économie russe 1992-2002), Marie Mendras (Comment fonctionne la Russie?), sans négliger le déjà daté Les Russes d'en bas de A. Berelowitch et M. Wiewiorka et la synthèse dirigée par Marie-Pierre Rey, Les Russes, de Gorbatchev à Poutine. Je recommanderais aussi en seconde ligne le livre brillantissime d'Anatoliï Vichnievskiï, La Faucille et le rouble, mais il faut être déjà bon connaisseur de l'histoire de la Russie pour en tirer profit.

Ces conseils de lecture, exclusivement universitaires, ne saurait suffire à qui voudrait comprendre ce que la transition signifie dans la vie quotidienne des anciens citoyens d’Union soviétique. D’autres sources, d’autres regards sont dans ce cas fort précieux. Les cinéastes soviétiques ont réalisé des films innombrables sur le quotidien de leur pays. Le chef d’œuvre inégalé du genre est Le syndrome asthénique de Kira Mouratova, film difficile, souvent à la limite du supportable, mais qui dit l’essentiel avec une extraordinaire économie de moyens. Le film de Vitaliï Kanievskiï, Bouge pas, meurs et ressuscite, censé se passer dans les années 1950, nous dit aussi énormément sur la fin des années 1980. Sur un mode plus léger, La petite Véra de Vassili Pitchoul, réalisé aux débuts de la Perestroïka, est une chronique douce-amère sur la jeunesse de l’époque. Depuis quelques années, l’extraordinaire éclosion qui avait accompagné la perestroïka a cédé globalement la place à un cinéma commercial, qui refuse ostensiblement les sujets « sociaux », réputés peu vendeurs. On fera une exception pour les comédies de Iouri Mamine (Délits de fuite, Une fenêtre sur Paris, etc.). Quant aux grands cinéastes censurés de l’époque brejnévienne, ils sont morts (Sergueï Paradjanov, Andreï Tarkovskiï) ou ne tournent plus guère (Alexieï Guerman, Kira Mouratova, voire Konstantin Lopouchanskiï), laissant la place à un cinéma racoleur (Pavel Lounguine) ou à des travaux d'esthètes peu intéressés par les questions sociales (Alexandre Sokourov, Andreï Zviaguintsev). Après quelques années fastes, le cinéma post-soviétique est mal diffusé en France, faute de public. On notera ainsi que certains des derniers opus d’Otar Iosseliani, notamment le très beau Brigands, chapitre VII, ont  été, hélas !, de gros échecs commerciaux en France. Quelques cinéastes surnagent, comme Lidia Bobrova (Dans ce pays-là, Baboussia), Bakhtiar Khoudoïnazarov (Luna Papa, Le Costume), Boris Khlebnikov & Alexeï Popogrebskiï (Koktebel'), Andreï Kravtchouk (L'Italien), etc.

Une autre porte d'entrée intéressante est la littérature. Je ne suis pas de ceux qui voient en elle un moyen de connaissance à proprement parler "géographique". En revanche, je suis convaincu qu'une certaine forme d'immersion culturelle aide à s'approprier un sujet. S'agissant d'un pays qui suscite d'innombrables fantasmes et clichés, lire des écrivains ou des témoignages peut aider à se départir des stéréotypes. Dans la bibliographie, j'ai mis quelques références à des auteurs très contemporains. Je confesse que la littérature russe ultra contemporaine ne me fascine pas des masses : un auteur comme Vladimir Sorokine me semble très surcôté, mais ce n'est pas le seul. A l'issue de la Perestroïka, la littérature russe s'est dévoyée dans une certaine facilité et un goût vendeur pour la provocation. "Faire le russe" pour un public occidental, c'est pathétique. Quelques auteurs me semblent néanmoins valoir le détour : Alexandre Ikonnikov, Ludmila Oulitskaïa, Olga Sédakova, Tatiana Tolstoï.  Il existe aussi de grands témoins, essayistes et pamphlétaires: Svétlana Aléxéiévitch, qui a exploré tous les recoins sombres de l'histoire soviétique, Anna Politovskaïa (récemment assassinée), etc. Je ne suis pas certain de tous les connaître. Il faudrait aussi faire leur place à des écrivains et journalistes français qui connaissent très bien le pays et ont fait des livres bien informé: Anne Nivat (La Maison Haute), Jean-Pierre Thibaudat (Rien ne sera plus jamais calme..., Le goût de Moscou, etc.), Anne Brunswic (Sibérie), Emmanuel Carrère (dont le film Retour à Kotelnitch mérite le détour). Ici, encore, je suis loin de tout connaître. Je pense en revanche qu'il importe de vous mettre en garde contre tout ce qui revêt un aspect sensationnaliste : la Russie est un sujet un peu crapuleux, qui fait vendre comme un sujet de société un peu sordide. Les Russes méritent mieux que cela, car ce n'est pas une nation de semi-clochards alcooliques, racistes et allumés ou de mafieux vulgaires et sans scrupules. Ces espèces "existent" (quoi qu'une analyse sociologique réviserait sérieusement la portée de ces "types" fantasmatiques), mais c'est misère que de réduire un pays et sa population à ces clichés nauséabonds.

La télévision française propose de temps en temps des reportages à sensation sur la situation dans l’ex-URSS (mafia, prostitution, drogue, etc.), qui n'améliorent pas nos représentations sur le pays. Les seuls documentaires vraiment fiables et sérieux sont ceux diffusés par Arte. Il y a quelques années, la série « La vie en face », le mardi soir, avait présenté des reportages extraordinaires sur la Russie, notamment un portrait de quatre femmes vivant à Magadan, dans l’Extrême-Orient russe. Malheureusement, ce type de reportages est chose rare. On pourra trouver de temps en temps un complément radiophonique intéressant sur France-Culture. Demeure aussi la piste du dossier de presse à partir d’un ou plusieurs quotidiens nationaux, tout en sachant le relatif manque d'informations nuancées de la presse française à l’égard des hommes au pouvoir à Moscou. À ce titre, Le Monde diplomatique est sans doute longtemps demeuré le titre le plus libre d’esprit sur le sujet, même s'il périclite actuellement dans des expériences plus idéologiques qu'informatives.
 


Alexieï Guerman : réalisateur, entre autres, de Vingt jours sans guerre et de Mon ami Ivan Lapchine (85). Est sorti sur les écrans français en 1998 son nouvel opus Khroustaliov, ma voiture, film profondément déroutant mais qui mérite le détour. Diffusé sur Arte en février 2001.

Kira Mouratova : réalisatrice de Les longs adieux (65), Brève rencontre (67), Le syndrome asthénique (89), Le milicien sentimental (91).

Otar Iosseliani : réalisateur de Il était une fois un merle chanteur (74) Pastorale (79), Les favoris de la lune, et du récent Adieu, plancher des vaches ! (99)

Konstantin Lopouchanskiï : réalisateur de Lettres d’un homme mort (86) et de Le visiteur du musée (89), disciple de Tarkovskiï.

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Poétique et géographie (ou comment je les ai mariées à ma façon)

Un jour, un ami m’a demandé comment j’en étais arrivé à sympathiser avec deux géographes fort connus, l’un genevois et l’autre montpelliérain-avignonais. Le parcours est assez sinueux j'en conviens, et si vous n'aimez pas les réflexions autobiographiques, je vous déconseille de poursuivre. Le présent texte date d’il y a un an déjà, et la plupart de mes amis l'ont reçu sous forme de mail. J'ai simplement ajouté un paragraphe sur Vladimir Nabokov.

En quatrième, j'avais un professeur de français qui s’appelait Christian Joutard. Ses cours étaient terriblement ennuyeux, mais passionnants aussi, d'une certaine manière. Je crois bien que j'ai découvert l'interprétation auprès de lui : du texte, de l'image... C'est un exercice qu'à l'époque je n'arrivais pas à maîtriser. Je me morfondais des heures à la maison, incapable de trouver des réponses aux questions posées au bas des textes que nous avions à préparer. Je n'étais pas aidé : mes parents sont deux matheux, pas du genre inculte, mais pas des littéraires non plus. En rédaction, M. Joutard m’infligeait régulièrement des D ou des C-, ce qui me mortifiait, surtout quand il lisait ensuite les essais délicieux de certains de mes petits camarades. J'en ai conçu, pour longtemps, le sentiment que je n'étais pas doué pour ce genre d'exercices et qu'il existait une espèce supérieure, les « littéraires », qui possédaient une qualité dont j'étais dénué.

Passent les années, et avec elles monte le désir de compenser mon handicap, de devenir aussi capable qu'un autre dans la compréhension d'un texte. Cela n'avait rien à voir à l'époque, mais c'est aussi le moment où je voulais devenir psychiatre. Il en est résulté que j'étais très attentif à tout ce par quoi mes enseignants de français en arrivaient à commenter un texte. Je crois que j'ai réellement concentré mes facultés d'apprentissage sur cet exercice, avec une difficulté majeure, qui était l'absence d'un discours explicite sur comment il fallait faire. C'est dans ces années que j'en suis venu à considérer tout texte littéraire comme une énigme dont il fallait que je trouve la clef. C'était peut-être illusoire, mais l’exercice a été fécond, il me semble, à la longue. Cela ressemble étrangement à ce que mon maître saint Thomas Kuhn dit de l’apprentissage scientifique en général ! J'ai aussi bénéficié de la diversité parmi mes enseignants successifs, qui m'ont tous apporté quelque chose. De la quatrième à la terminale (deux profs hommes encadrant mes trois formatrices), je suis passé du statut d'élève médiocre en français à celui de quasi premier de la classe. En dissertation, cela a été très vite : j'ai toujours eu des facilités dans l'exercice. Cela m'a même valu un 18 au bac. En commentaire, il a fallu un long labeur. Je n'étais vraiment pas armé à la base pour l'exercice. Cette histoire me fait douter du caractère inné de nos facultés. Quand on veut très fort quelque chose et qu’on y travaille longtemps, le labeur finit par payer.

 

Autre détail, en apparence anodin : j’ai lu Pnine de Vladimir Nabokov alors que j’étais en troisième. Ce livre a été un choc. Dans les années qui ont suivi, j’ai lu la quasi-totalité de l’œuvre romanesque de ce monsieur, et l’ensemble de ses cours et essais littéraires. Même si nos vues politiques ne pourront jamais se rejoindre, pour le reste il a été une sorte de parrain pour moi. Pendant quinze ans au moins, j’ai aspiré sa manière comme un buvard s’emplit d’encre. En première, j’ai acheté l’essai que Maurice Couturier lui avait consacré aux éditions l’Âge d’homme en 1979. Et là, nouveau choc : j’ai découvert la critique littéraire structuraliste et tout particulièrement Gérard Genette, par l’entremise de cette étude. C’était très difficile à lire pour un adolescent de seize ans, mais j’ai été attiré par la poétique comme un papillon par une bougie. En outre, il existe une compatibilité fondamentale entre les structuralistes français et Nabokov dans la façon de concevoir la littérature. L’origine est d’ailleurs commune : c’est le formalisme russe et la revue Viékhi (les jalons), matrice qui a engendré Tynianov, Chklovski, Jakobson et les plus grands écrivains russes du XXe siècle, Biélyï, Nabokov, Zamiatine, Olécha, Tynianov (encore), etc. Grâce notamment à Tzvetan Todorov, la tradition critique est assez bien connue chez nous. En revanche, sorti de Vladimir Vladimirovitch, plus connu par sa carrière américaine et Lolita que par ses œuvres russes, les écrivains formalistes russes sont peu lus et peu connus. On leur préfère l’inspecteur de police Dostoïevskiï et le diacre Soljénitsyne, des moralistes en somme, pas ou peu des artistes.

C'est surtout à partir de la terminale que ma faculté de commentaire a commencé à voler de ses propres ailes. Je n'ai jamais fonctionné comme un « vrai » littéraire, en ce sens que je ne rendais pas des pièces sobres, sèches, inspirées, mais des machins longs, fluviaux, avec des masses de « preuves » et une terminologie intuitive. Je me souviens ainsi de l'énormité d'un commentaire du poème Clown de Michaux en hypokhâgne. Lors de ma première khâgne, j'ai accompli ce que je considère comme ma première réussite significative : décrypter un poème réputé hermétique de Joachim Du Bellay. Il faut dire que j'ai eu la chance cette année-là d'avoir un condisciple qui était vraiment un grand commentateur, David Ben Soussan, et d'avoir pu tirer des leçons de sa manière de faire. Le résultat est que, à la fin de ma seconde khâgne, avec deux amis futurs normaliens, nous nous amusions comme des jeunes Turcs sur les oeuvres au programme : Racine, Molière, Sartre, et surtout Rousseau et Ernest Renan (pour celui-là, le but était de montrer comment il se noyait dans ses contradictions). Il y avait entre nous ivresse et émulation.

J'ai intégré l'ENS de Fontenay-Saint-Cloud. Le hic, c'est que je l'ai intégrée dans l'option histoire-géographie. Après le bac, toujours à mon complexe d'infériorité à l'égard des « vrais littéraires » et parce que je n'avais pas fait de latin, je me suis engagé dans un cursus d'histoire. J'avais toujours excellé dans cette discipline, je l'aimais bien (sauf quand il fallait lire des livres). Sauf qu'il m'a fallu faire aussi de la géographie, cette matière un peu ennuyeuse, surtout avec l'émergence post-bac du commentaire de carte et de la géomorphologie. Deuxième embûche : le professeur d'histoire en khâgne était la personne la plus rébarbative de la terre. Mes six heures par semaine dans ses classes représentaient un calvaire de plâtre. En revanche, en géographie, les enseignants étaient dynamiques et leurs cours intéressants. Il y en avait un pour le commentaire de carte et un pour le programme « commun » de géographie. Avec ce dernier, j'ai fait pas mal de choses à l'extérieur du lycée : des randonnées, des soirées. C'était un homme jeune, et qui lors de ma deuxième khâgne a décidé de me mettre au travail dans sa discipline. Après une sale note au premier devoir sur table, il m'a enjoint de prendre les choses au sérieux, en jouant sur mon orgueil et nos relations amicales. Il m'a surtout fait lire de la géographie. LIRE de la géographie ! Cet entraînement spécifique n'a pas tardé à porter ses fruits, comme à chaque fois qu'il y a un obstacle à franchir. Et ce que mon enseignant n'avait pas mesuré, c'est qu'il m'a rendu sa matière attrayante, qu'il m'a fait découvrir des auteurs qui sont devenus mes premières admirations géographiques, au premier chef Roger Brunet, pour qui mon estime intellectuelle ne s’est jamais démentie. Je dois dire aussi que cet enseignant, Gabriel Weissberg, était exceptionnellement bon. Il avait une façon hors du commun d'aller à l'essentiel. Très nonchalant, il donnait l'impression de se moquer de tout, mais en fait ses cours étaient ce qu'on pouvait faire de plus fin, de plus nuancé, de plus ad hoc sur les questions posées. Je lui suis très reconnaissant de m'avoir fait décoller, mais je lui en « veux » un peu aussi, parce que j'ai imaginé que tous les géographes seraient comme lui ou Roger Brunet ! Et donc, écoeuré "par" l'histoire et regonflé par l'espace, j'ai décidé de devenir géographe. C'est mon prof de philosophie qui a été surpris, lui qui m'aimait bien aussi et me considérait comme un esprit plutôt spéculatif. Mais c'était un homme qui respectait profondément les choix et les idées des autres, quand bien même il ne partageait pas les unes ou ne comprenait pas les autres.

Pendant mes années à l'ENS, j'ai donc suivi un cursus de géographie : licence, maîtrise (à Paris I), agrégation (à l'ENS), DEA (à Paris I). Il n'a pas fallu un semestre pour que je découvre une toute autre géographie : ennuyeuse, professée par des fumistes, scholastique, etc. Au premier semestre de licence, j'avais plus de 20 heures, dont 18 à mourir d'ennui. Je n'arrivais pas à lire une ligne de ces manuels en plâtre qu'on nous recommandait. Heureusement qu’il y avait, outre les cours à l’ENS, Nicole Mathieu, Philippe Pinchemel et Emmanuel Gu-Konu. Pendant mes trois premières années, je n'ai pas fait grand chose, y compris l'année de l'agrégation. Je haïssais la géomorphologie et la géographie humaine me semblait complètement creuse. J'avais d'ailleurs un problème : je n'arrivais absolument pas à voir ce qui donnait une identité de science à cette matière accumulative, à cette fatrasserie encyclopédique. L'année d'agrégation a été un calvaire. C’était bien avant l’heureuse réforme de 2001. Je me contentais d'assister aux cours, et encore, pas tous. En revanche, je me suis définitivement réconcilié avec l'histoire cette année-là : nous n'avions que des cours excellents, avec les meilleurs spécialistes des questions au programme. Entre l'écrit et l'oral, j'ai fait pour mes petits camarades un topo sur la littérature russe entre 1900 et 1940, qui m'a permis enfin de renouer avec mes deux amours : la critique littéraire et la littérature russe (l'une des questions au programme était « Russie-URSS, de l'abolition du servage (1861) à l'opération Barbarossa (1942) » : encore une de mes veines). Et je me suis juré que je ne ferais jamais plus de géographie en recherche, si jamais j'avais l'agrégation. La crise a continué pendant les débuts de mon DEA. J'en avais choisi un qui s'intitulait « Analyse théorique et épistémologique en géographie ». C'était autant de gagné par rapport à la géographie mainstream. Outre la littérature, le russe et le commentaire de texte, la philosophie faisait partie des choses que j'aimais pratiquer.

 

C'est là que j'ai rencontré Marie-Claire Robic, ma future directrice de thèse, l'une des personnes qui ont le plus compté dans ma vie, modèle, source d'inspiration, etc. Outre que j'ai immédiatement adhéré à ce qu'elle racontait, il se trouve qu'elle organisait des séances durant lesquelles nous commentions des textes de géographes. C'était facile et agréable pour moi, qui avait passé mon adolescence à apprendre à commenter. Ensuite, je suis parti en Russie, avec dans l'idée de faire une thèse sur les récits de voyage en Sibérie au XIXe siècle : un stratagème pour échapper à la géographie ! Mon séjour là-bas m'a terrorisé. C'était le début de l'ère Eltsine. Je ne retrouvais plus le doux pays brejnévien (!) de mon adolescence. Je n'avais pas envie de retourner tous les ans dans ce chaos déliquescent, où les tracasseries administratives étaient restées aussi ubuesques, mais où le spectacle de la misère était omniprésent. Faire une thèse sur le délabrement du pays eut été la seule chose décente. Mais je ne suis pas économiste et je ne voulais pas faire de la géographie de terrain. J'ai tourné casaque. En plus, à mon retour, j'ai eu le choc d'une leçon d'anthologie que nous prodigua Jean-Louis Tissier : une comparaison entre Zola et Vidal de la Blache qui était absolument lumineuse. J'ai décidé de travailler sur la géographie française et de lui appliquer ce que je savais faire : des commentaires de texte. Je ne rentre pas dans les détails des années 1992-1997, durant lesquelles ce projet n'était qu'une velléité (il y a eu le travail, la vie de couple, le bébé, les 2 ans à l'étranger, la maladie au retour). 

À l'été 1997, Marie-Claire Robic m'a enrôlé pour un colloque qui devait se tenir à Sion (Suisse). Là, je me suis retrouvé au pied du mur. Les piles marmoréennes d'ouvrages de géographie devaient produire quelque chose, sinon j'étais un homme mort. Et elles ont produit. Produit à propos d'auteurs, produit un « sens de l'histoire » (hum). Je me suis mis au travail. 1997-2003 : travail intermittent, au rythme des colloques d'abord, puis des grandes vacances, puis, après avoir décroché un détachement au CNRS, travail de longue haleine, intense. Et les écrits des géographes francophones sont devenus ma façon d'appliquer ce que j'avais acquis durant mon adolescence. Particulièrement, les textes énigmatiques, les travaux difficiles, sont devenus un challenge. Parmi ceux-là, deux noms surnagent : Franck Auriac, l'auteur d'une thèse fascinante « sur » le vignoble languedocien découverte pendant mon année de maîtrise ; et Claude Raffestin, immense géographe genevois, qui se trouve être également l'un des plus grands théoriciens de la géographie francophone. Entre autres choses, je leur ai finalement consacré une moitié de chapitre de ma thèse, le dernier, dans lequel figuraient deux monographies de leurs productions respectives. Ils ne sont pas les deux seuls auteurs sur lesquels je me suis longuement arrêté : on peut voir mon travail comme une succession de monographies partielles. Mais ils sont les seuls auteurs vivants sur lesquels j'ai fait un travail de "corpus" et auxquels j'ai pu adresser ma thèse. J’en ai également envoyé un à Roger Brunet (et à quelques autres) mais il n'y a pas vraiment de monographie sur lui dans ma thèse. Il est très présent, mais de manière plus diffuse. Un jour, j’écrirai un livre sur l’œuvre de Roger Brunet. 

Petit à petit, je me suis réconcilié avec la géographie. Grâce à ces quelques-uns qui m'ont redonné foi dans les géographes, outre les trois sus-cités et mes profs de khâgne (Gabriel Weissberg et Jean-Marc Pinet), outre Marie-Claire, Jean-Louis Tissier et Nicole Mathieu, certains géographes. Faut-il des noms ? Beaucoup de Dupont, surtout le noyau ancien (si je commence à citer et que j'en oublie, je pourrais me faire des ennemis !), Philippe Pinchemel, Denise Pumain, Thérèse Saint-Julien, Bernard Debarbieux, Catherine Rhein, Georges Bertrand, Vincent Veschambre, Vladimir Kolossov, Fabrice Ripoll, quelques autres. Il y a aussi tous ceux que je n’ai pas encore lus et que je ne pourrais donc évoquer. 

Je pense que je suis d'abord et avant tout un clinicien — et c'est là qu'on retrouve la psychiatrie. J'essaie de rentrer dans la pensée de quelqu'un, de la comprendre, de la faire fonctionner de l'intérieur. Rien n'est davantage victorieux pour moi que de comprendre des développements qui m'étaient inaccessibles à priori, des raisonnements étrangers à ma façon de penser. Me décentrer pour saisir le point de vue de l'autre, dans sa différence radicale et irréconciliable. L'écrit d'autrui est ma base principale, jusqu'à présent, avec cette commodité du précipité que l'on peut exciper pour l'exhiber, pour que ce que l'on affirme ne soit pas qu'une glose invérifiable.

Je pense que ce qui m'aide pas mal dans la vie est d'avoir été reconnu comme "juste" par certains de ceux que j'ai essayé de comprendre. C'est d'ailleurs tout à la fois gratifiant et une malédiction : nombreux sont ceux qui n'aiment pas qu'on les dénude...

 

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Le présentisme dans son contexte

Ainsi que je l'ai annoncé ici et ailleurs, la Société française pour l'histoire des sciences de l'homme (SFHSH) a tenu jeudi 31 mai et vendredi 1er juin un colloque pour les 20 ans de sa création. Je n'en ferai pas un compte-rendu, car je n'ai vraiment pas le temps nécessaire pour me livrer à ce genre d'exercice. En revanche, j'ai été rasséréné de voir évoquer deux sujets qui me semblent particulièrement importants : Christian Topalov est revenu sur le problème du présentisme et divers intervenants (Daniel Becquemont, Jacqueline Carroy, Bertrand Müller) ont, selon des voies diverses, repris la quetion du régime épistémologique des sciences de l'homme.
Rares sont les géographes qui réfléchissent au statut de leur discipline hors des topiques construites dans les années 1970 (induction vs falsification, approche nomothétique vs idiographique, etc.). Rares sont les références aux différentes traditions qui envisagent un statut épistémologique particulier pour les sciences de l'homme : celle héritée de W. Dilthey, H. Rickert et M. Weber, revivifiée par P. Ricoeur, les réflexions de J.-C. Passeron sur l'irréductibilité historique des sociétés humaines et l'approche clinique, les propositions de I. Hacking concernant les effets de feedback des sciences de l'homme sur les personnes et les groupes étudiés. En quelque sorte, l'épistémologie anglosaxonne unitaire, telle qu'elle s'est imposée depuis les années 1930, demeure l'horizon indépassable. Présentement, ce n'est pas ce sujet que je souhaite développer, mais celui du présentisme (comme symptôme).
Je prends date pour revenir sur les épistémologies non standard. Le sujet est suffisamment complexe pour que je ne veuille pas l'expédier en quelques lignes.
Je veux donc essayer de dire quelques mots sur ce que les historiens des sciences appellent le "présentisme" et qu'ils sont à peu près les seuls à nommer et figurer ainsi. Il y a plusieurs pages sur la question dans les deux versions du Plain-pied : la thèse et le livre. Ce que j'essaierai de dire ici sera différemment formulé et plus général.
Toute lecture (au sens large) que nous entreprenons est une expérience ici et maintenant, ancrée dans notre présent d'individu. Mais nous ne sommes pas des sujets immunisés à toute influence. Nous sommes tous insérés dans diverses cultures et marqués par une inscription sociale. Ceci posé, il y a forcément un écart entre tout lecteur et tout auteur : temporel, social, culturel, "mondain" (au sens de N. Goodman). Le texte est un objet transactionnel à travers lequel les intentions signifiantes de celui qui l'a écrit rencontrent plus ou moins le regard du lecteur, qui accommode ce qu'il trouve. Trois disciplines universitaires ont plus ou moins pour projet d'éduquer notre regard pour qu'il colle à l'intention originelle de l'auteur : l'histoire, la philosophie et les Lettres. Je dis bien : plus ou moins. Les philosophes ont un rapport assez ambigu à ce qu'on pourrait appeler la littéralité. J'y reviendrai. Les littéraires s'affranchissent souvent de celle-ci, dans la mesure où ce sont les moyens du message plus que sa dénotation qui les intéressent. L'interprétation, en tant qu'elle vise un sens irréductible à la "tyrannie de l'auteur" (M. Couturier), considère la compréhension simple comme un degré élémentaire de la lecture. En revanche, les erreurs manifestes sont impardonnables : le contresens est la faute la plus lourdement sanctionnée par les disciplines du texte, et le faux-sens vient juste après.
L'histoire a une position assez particulière. Elle n'est pas simplement travail sur du texte, car elle utilise également diverses archives non textuelles et produit des formes d'objectivation qui n'ont pas ou peu à voir avec une herméneutique : inventaires, séries statistiques, cartographie, etc. En revanche, elle est la discipline qui prescrit le plus rigoureusement une conscience de l'écart cognitif entre une archive et celui qui l'aborde. En l'occurrence, le fossé temporel est la synecdoque des diverses sortes de distance qui peuvent séparer notre ici et maintenant d'une situation historique donnée. Il n'est pas étonnant que le présentisme soit d'abord et avant tout un concept élaboré par une sensibilité historienne. C'est un -isme du genre disqualifiant qui dénonce la projection de notre monde dans le passé en faisant comme si l'on pouvait de la sorte comprendre les actions et les raisonnements d'individus (ou de groupes) plus ou moins éloignés de nous. L'anachronisme est la forme naïve du présentisme, celle qu'on stigmatise chez l'élève ou dans la culture populaire, prompte à s'emparer du passé sans la moindre précaution. D'un certain point de vue, la mise à l'index du présentisme est une façon pour les historiens de maintenir leur position hégémonique dans tout ce qui a trait à leur domaine de compétence. Hors de l'université, cette critique est pourtant assez peu entendue par tous ceux qui trouvent dans la référence à des temps anciens un intérêt économique (agents touristiques, producteurs "de qualité", sites de visite), récréatif (usagers des festivals "médiévaux" par exemple), socio-politique (acteurs du "patrimoine" et de la "mémoire"), etc. En effet, la référence au passé a très fréquemment une fonction légitimante, même si c'est loin d'être sa seule efficacité dans le présent et même si cela peut aussi être a contrario un argument de disqualification.
Pour contrer le présentisme, les historiens se revendiquent d'une posture de compréhension, qui a été travaillée aussi bien dans sa dimension intersubjective par Wilhelm Dilthey que dans sa codification sociale par Max Weber. Je vais comprendre tel auteur du passé parce que mon érudition concernant son époque, ma connaissance du contexte, etc., vont me permettre de décentrer mon point de vue et de le redéployer au service d'une perspective qui n'est pas la mienne. Il est assez facile de critiquer ce que ce projet a de chimérique, sauf à considérer qu'il s'agit d'une visée et d'une visée seulement, le point de vue de l'autre étant l'asymptote de notre effort.
Dans le domaine de l'histoire des sciences, et notamment des sciences de l'homme, le présentisme est une épine dans le pied des spécialistes. Face à ce groupe assez peu nombreux et peu audible, innombrables sont les mobilisations du passé et des grands auteurs qui se soucient peu d'une scrupuleuse littéralité ou fidélité. Il y a déjà dix ans, les membre de la SFHSH avaient reconnu que l'historicisme était inaudible et que les lectures réactualisant les corpus étaient sans doute davantage qu'un mal nécessaire : qu'elles avaient leur intérêt propre, plus heuristique qu'herméneutique. De toutes manières, quelle que soit la discipline, il est très difficile d'exister institutionnellement comme historien de celle-ci. Il est encore plus ardu d'obtenir un recrutement à ce titre. Par conséquent, l'historien des sciences humaines sait d'avance ou découvre rapidement qu'il devra faire avec une double marginalité, numérique (il est minoritaire) et statutaire (il est à la marge). En outre, il ne peut guère se prévaloir d'un écart de compétence important à l'égard de ses collègues "présentistes", là où par exemple le médiéviste peut facilement relever les clichés de la réappropriation vernaculaire d'un moyen-âge de mythologie.
Je voudrais aussi élargir le problème à d'autres formes de distance "mondaine" que celles qui sont historiquement significatives. A mes yeux, le présentisme est l'une des modalités de ce que l'on pourrait appeler plus largement "focalisation interne" et qui réunirait ethnocentrisme, égocentrisme et toute lecture de l'autre qui plaque sur celui-ci des schèmes propres à un "sujet" connaissant. On est là dans une problématique très sensible. D'un côté, force est de constater qu'un processus de connaissance est toujours situé, partiellement déterminé et forcément contraint. De l'autre, on peut refuser de considérer cette contrainte comme un absolu qui nous empêcherait d'accéder à l'autre indépendamment de nous-même. Entre l'universalisme métaphysique et le postmodernisme stérile, comment trouver un moyen terme qui nous épargne à la fois les naïvetés réalistes et les ornières rédhibitoires d'un relativisme généralisé ? La question est trop lourde et trop large par rapport au propos présent. Je l'énonce uniquement pour manifester qu'elle encadre mon propos.
La focalisation interne est sans doute une condition paradoxale de l'objectivation des connaissances. En effet, la mise à distance du regard, en d'autres termes un point de vue critique, rend la présomption de vérité d'une assertion pour le moins problématique. Ne pas adhérer à ce que l'on dit est une expérience limite (ironiser, prêcher le faux, simuler), en particulier en ce qui concerne les discours savants. Quand ceux-ci portent sur d'autres discours, le problème est dédoublé, puisqu'il concerne à la fois la source et le commentaire. Autant la critique du discours rapporté est la plupart du temps supposée légitime, sinon nécessaire, autant le discours critique s'immunise facilement quand il s'agit de sa propre justification.
J'aurais tendance à regrouper sous le vocable épistémologie l'ensemble des examens que l'on peut appliquer à une pratique savante. Cela équivaudrait à ce que les anglosaxons appellent science studies, englobant philosophie, sociologie, histoire et poétique des sciences, sans préjuger d'une norme unique de scientificité. Dans ce contexte, le présentisme serait une modalité particulière de ce que j'ai appelé ailleurs une épistémologie opératoire, c'est-à-dire un ensemble d'analyses constituant un moment dont la finalité échappe à l'épistémologie comme activité. Elle a très souvent pour elle-même cette paradoxale immunité à la réflexion critique que je soulignais précédemment. Faire l'état de l'art d'une question pour défendre son point de vue, relire un auteur ancien pour en tirer appui, examiner les présupposés d'un discours que l'on veut démonter, etc., sont autant de façons de pratiquer une épistémologie opératoire. Grosso modo, il s'agit d'une séquence dans la construction d'une légitimité. Dans son très beau livre L'Arbre et la Source, Michel Charles utilise l'expression "méthode des autorités" pour désigner l'ensemble des dispositifs intertextuels qui s'adossent à un corpus légitime pour en tirer des effets de justification. Quand Patrick Pharo dans sa Sociologie de l'esprit ou Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification consacrent un chapitre à une relecture de Durkheim, malgré la distance considérable qui semble les séparer, nous sommes en plein dans un processus de ce type. Une partie considérable de la philosophie relève de ce type d'opération. On pourrait en dire autant d'une large part de l'historiographie.
En tant que telle, l'épistémologie opératoire ne me semble pas dénonçable. Dans la mesure où sa visée est d'innover en mobilisant pour partie des précédents, lui reprocher une quelconque forme d'illégitimité me semble ridicule et pour tout dire assez vain. La seule chose qui importe est l'oeuvre de médiation qui réactualise un corpus et contribue à le maintenir vivant. On a souvent dit que la lecture qu'Yves Grafmeyer et Isaac Joseph avaient faite de L'école de Chicago était une machine de guerre contre la sociologie marxiste, et notamment Manuel Castells. Quand on la relit, c'est indéniable. Il n'empêche que leur préface et la sélection qu'opère leur anthologie contribuèrent à reconfigurer un cadre de pensée pour la sociologie et la géographie urbaines. En somme, l'épistémologie opératoire trouve son intérêt dans son pouvoir de rebond.
Par contraste, l'épistémologie disciplinaire refuse cette échappée. Sa vocation n'est pas le dépassement de l'activité critique mais sa clôture, c'est-à-dire une acceptabilité rationnelle maximale des opérations effectuées sur une archive ou une pratique scientifiques. Dans le domaine de l'histoire des sciences, par exemple, le présentisme est inacceptable, en tant qu'il projette des schèmes actuels au lieu de reconstruire les catégories propres à un raisonnement ou à une activité historiquement datés. De même, elle récusera ces lectures philosophiques qui ne sont ni plus ni moins qu'une phagocytose de la pensée d'un auteur par un autre (Heidegger fut un maître en la matière). On peut supposer que la neutralité axiologique, le "principe de charité" putnamo-davidsonien et l'exigence de contextualisation constituent les pierres de touche d'une telle façon de pratiquer l'épistémologie. Cela ne veut pas dire que l'on s'interdit tout jugement, pour peu qu'il porte sur la cohérence interne ou la robustesse d'un propos ou d'un programme.
La question que les épistémologues "de circonstances" posent toujours aux épistémologues disciplinaires est quelque chose comme : "à quoi servez-vous ?" Ils seront prompts à pointer chez l'historien d'une discipline la propension à établir des "généalogies" suspectes de légitimisme. Travailler sur Frédéric le Play, Paul Vidal de la Blache ou Auguste Comte, c'est prendre le risque d'être étiqueté au mieux comme un étroit spécialiste de détails microscopiques, au pire comme le tenant d'un discours ringard que l'on chercherait subrepticement à restaurer. Pourtant, il s'agit d'une critique ethnocentrique de la part de ceux qui la formulent, en ce sens qu'ils prêtent aux autres une motivation qui est davantage la leur. Pour autant que je puisse en juger, la relation de l'épistémologue disciplinaire à ses objets est rarement légitimante, dans la mesure où c'est la manière de travailler qui le justifie et non le corpus ou les pratiques auxquels elle s'applique. Il est difficile d'opérer un travail doublement critique sur un auteur ou des textes, et de les porter au pinacle. L'adulation ou la détestation franches sont des postures non réflexives, des attitudes combattantes. L'épistémologie de combat est forcément instrumentale.
La question de l'utilité d'un historien des sciences ou d'un épistémologue disciplinaire reste posée. Il me semble qu'une réponse forte est fournie pas les effets de doxa qu'une épistémologie opératoire génère. Dans nos domaines, il existe une circulation rapide entre cette dernière et les manuels qui présentent le champ aux étudiants. Parce qu'elle a un style essayiste prononcé et un abord tranché, elle percole rapidement dans la littérature pédagogique, quand ce ne sont pas les mêmes auteurs qui rédigent pamphlets, théories et manuels. Raymond Boudon a eu une stratégie assez exemplaire de ce point de vue, visant à impatroniser sa conception des sciences et de la sociologie via un discours épistémologique à portée vulgarisante. La quasi totalité des manuels historico-épistémologiques en géographie défendent une vision unitaire et conservatrice de la discipline, avec éventuellement un regard favorable sur les mouvances "humanistiques" anti-spatialistes. Si les épistémologues disciplinaires ont une utilité, c'est bien quand ils interrogent la construction d'une doxa et, le cas échéant, la remettent en cause. L'effort de Laurent Mucchielli pour démystifier la réhabilitation soi-disant "objective" de Gabriel Tarde par les boudoniens allait bien dans ce sens.
Je n'aurai pas l'ingénuité de prétendre qu'un épistémologue disciplinaire n'a pas d'opinions et échappe à toute inscription dans les controverses de son époque. Néanmoins, j'ai tendance à penser qu'il ne peut se laisser enfermer dans des logiques partisanes et que son indépendance d'esprit est ce qui lui permet de trouver une place, voire de devenir une ressource.

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Vidal de la Blache en copeaux

Il n'y a plus aucun travail sur la prose vidalienne dans la version réécrite du Plain-pied. Quand on est l'élève de plusieurs éminents spécialistes de Paul Vidal de la Blache, on sait que le curseur est élevé. Voici néanmoins les deux-trois bricoles que j'avais esquissées sur ce monsieur.


L’hypothèse que je souhaite étayer est qu’un réalisme particulièrement « métaphysique » au sens putnamien constitue une contrainte décisive du paradigme cristallisé par les élèves de P. Vidal de la Blache dans leurs écrits théoriques et empiriques, susceptible de rendre raison du style épistémologique de l’école française de géographie. Dans mon « Archéologie du réalisme géographique », je me suis efforcé de déconstruire la posture dans une perspective relativement anhistorique, en m’appuyant pour l’essentiel sur des formulations de la « grande époque » de l’école, c’est-à-dire le premier xxe siècle — celui qui précède la deuxième guerre mondiale —, période où elle connaît son apogée en terme de rayonnement international. Comme je ne l’ai pas travaillé en tant que tel, ce contexte favorable constitue simplement une trame, suggérant un contraste avec l’époque antérieure (1892-1903) durant laquelle P. Vidal de la Blache et ses premiers lieutenants avaient dû fournir la preuve de la viabilité scientifique de leur « école ». C’est dans un contexte moins précaire mais plus exigeant que la science se fait « normale » (au sens kuhnien). L’entreprise de codification donne un cadre strict à ce qui était jusque là «science extraordinaire», engagée sur plusieurs voies, visant davantage la séduction, la synesthésie, la mimèsis de la « vie », que la netteté des catégories. Au reste, la lecture des très nombreux articles à visée théorique du « père fondateur » frappe par la souplesse du lexique, la richesse et la profusion des exemples, l’enracinement dans l’expérience vernaculaire, les raccourcis littéraires :

Grâce à cette souplesse et à une vitalité qui s’adapte à tous les climats, il n’y a guère de parties de la surface terrestre auxquelles la physionomie de l’homme ne s’incorpore. Son image s’associe aux formes les plus diverses de configuration et de relief. Pour peu que nous échappions un moment aux scènes de nature humanisée qui nous sont familières, le vide nous frappe. Le premier hameau qu’on aperçoit, après quelques heures passées en montagne, au tournant de quelque étroit couloir : humble trace de l’homme, mais signe visible que là recommence son action directe et continue sur les choses, répond à un sentiment instinctif d’attente ; il nous rend cette impression de vie personnelle qui est inséparable pour nous de l’image des contrées.
P. Vidal de la Blache, « La géographie politique, à propos des écrits de M. Frédéric Ratzel », Annales de géographie, 1898, p. 100 [97-111]

Pour signifier l’omniprésence de la « physionomie de l’homme » à la « surface terrestre », le discours en généralité, « panoptique » et universel, se trouve, dès la troisième phrase de l’alinéa pris pour exemple, subjectivé par la focale individuelle d’un observateur (ou « dresseur d’images » selon la belle formule de Didier Mendibil) qui épouse l’expérience familière du marcheur et multiplie les notations « expressives » (au sens de Roman Jakobson*), « étroit couloir », « humble trace », « sentiment instinctif d’attente », « nous rend cette impression de vie personnelle », tant et si bien que la dimension justificative de l’exemple finit par être recouverte sous une visée emphatique à plusieurs niveaux (communion avec la scène et avec le lectorat). Par ailleurs, l’écriture vidalienne opère une mise en équivalence éminemment figurée et littéraire entre deux références à priori difficilement commensurables : la « surface terrestre » et la « physionomie de l’homme », redoublée immédiatement par l’idée d’association entre les «formes les plus diverses de configuration et de relief» et l’« image » de l’homme. Tout se passe comme si l’auteur articulait par analogie morphologique un comparant (phore) et un comparé (thème), en conférant à son analogie vertigineuse les propriétés rhétoriques de la comparaison littéraire (même si ce n’en est pas une). On pourrait aussi parler à plusieurs niveaux d’attelage**, procédé pour le moins baroque dans un texte « théorique ». Cette propriété de glissement et d’esquive, usant du raccourci par les figures littéraires (ou tropes), passant d’un registre à un autre sans crier gare, contribue certainement plus que tout autre chose à l’ambiguïté vidalienne. Par ce biais, le « père fondateur » échappe aux distinctions pesantes, au figé des catégories qu’une intelligence plus diacritique essaierait d’imposer. Il s’en affranchit au bénéfice d’une poursuite inlassable de la dynamie ou « vitalité » des « rapports entre la terre et l’homme », en une mimétique qui tient à la fois de la métaphysique et de l’acte littéraire. C’est sans doute pour cela qu’il y a une telle indifférence à l’idée de réalisme chez P. Vidal de la Blache, mais en revanche une régulation constante du décrit par un ancrage dans les «réalités». Réaliste, le « père » de l’« école française » l’était certainement, évidemment, mais plutôt à la manière des écrivains réalistes ou naturalistes du second xixe siècle, c’est-à-dire avec une conscience de l’effectuation scripturaire, plutôt qu’en vertu d’une clause épistémologique qui viendrait peser sur la liberté du dire.
Pour toutes ces raisons, brièvement étayées, je fais l’hypothèse d’une césure entre P. Vidal de la Blache et ses « élèves », que j’ai tendance à considérer surtout comme des « post-vidaliens »: ils sont certes dépositaires de questionnements esquissés par leur « maître » et d’un ensemble de manières de faire, mais ils ont eu la lourde tâche d’ériger en système et en normes ce qui était intuitions, notations, esquisses ; il leur a fallu pour partie dé-littérariser le discours disciplinaire, afin de le codifier, de le rendre transmissible autrement que par une expérience singulière, pour partie ineffable. C’est surtout au niveau du discours théorique que se sent l’abstraction, car même si celui-ci se raréfie relativement, il perd surtout le caractère coloré et profus conféré par les exemples vidaliens, dans lesquels l’instance explicative s’estompe derrière les fonctions expressive, conative et, last but not least, poétique.
Bien qu’il ne soit pas dans mon propos de faire des développements importants sur P. Vidal de la Blache, j’ai trouvé dans ses textes une et une seule occurrence de discours explicitement réaliste, dans un texte assez tardif, « Les caractères distinctifs de la géographie », publié alors que le « patron » de l’école française de géographie avait soixante-huit ans et l’essentiel de son œuvre derrière lui, et alors que ses principaux lieutenants avaient déjà publié la plupart des textes que j’ai étudiés pour donner sens au réalisme géographique :

La terre […] fournit pour cela [à la géographie] un champ presque inépuisable d'observations et d'expériences. Elle a pour charge spéciale d'étudier les expressions changeantes que revêt suivant les lieux la physionomie de la terre. Remarquons, avant d'aller plus loin, que cette combinaison est la forme même sous laquelle les phénomènes s'offrent partout dans la nature. La géographie est sollicitée vers les réalités.
P. Vidal de la Blache, « Les caractères distinctifs de la géographie », Annales de géographie, 1913, p. 293.

Cette « remarque » constitue une parenthèse incidente dans le corps du discours, sur laquelle l’auteur ne s’appesantit pas plus que cela. On pourrait la lire aisément comme une sorte de préalable ou de clause de style. Elle ne souffre en revanche d’aucune ambiguïté : « les phénomènes s'offrent partout dans la nature » sous « forme » de « combinaison », ce qui revient bien à dire que « les réalités » — aussi bien que leur assemblage — sont un « donné » de nature, qui opère comme une attraction sur la « géographie ». Le géographe apparaît un peu comme celui qui est aspiré par le monde, amené à se départir de lui-même pour s’absorber dans la « scènerie » qui s’offre à lui. Il y a là comme une extraversion fondamentale tout à fait congruente avec la personnalité scientifique du « père » de l’école française de géographie.

 

Notes

* Je m'appuie ici sur la typologie du phénomène linguistique exposée par R. Jakobson dans ses Essais de linguistique générale, Paris, Eds de Minuit, 1963, rééd. coll. « Double », 1994. On en trouve un résumé efficace dans la Rhétorique générale du Groupe µ : « Un émetteur envoie un message à un récepteur par l’intermédiaire d’un canal : le message est codé et il se réfère à un contexte. Les différents facteurs donnent naissance à autant de fonctions différentes, en principe cumulatives, mais le plus souvent hiérarchisées selon le type d’acte communicatif : en pratique, c’est la fonction référentielle (ou descriptive) qui domine, mais le message peut également être « centré » sur le destinateur (fonction expressive) ou sur le destinataire (fonction conative). Parfois, l’accent est mis sur le code (fonction métalinguistique), voire sur le contact (fonction phatique). Restent les messages centrés sur eux-mêmes, par prédominance de ce que Jakobson appelle la fonction « poétique »... » (p. 23).

** L’« attelage » (ou zeugme sémantique) est une figure littéraire qui réunit des termes ou syntagmes à priori incompatibles « au moyen d’un élément qu’ils ont en commun et qu’on ne répétera pas » (B. Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, Paris, 10-18, 1984, p. 473-474). En l’occurrence, l’élément commun est « l’image » ou « physionomie ».

 

 

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Olivier Dollfus sauvé des eaux

Dans mon opération de réécriture du Plain-pied pour publication, les pages sur Olivier Dollfus sont passées à la trappe. Ce n'était pas le passage le plus central, dans un chapitre au demeurant très long. D'un autre côté, j'ai passé beaucoup de temps à travailler pour écrire ces lignes. En voici une version réaménagée à la va-vite.

Parmi les ouvrages des années 1960-1972 qui expriment un « malaise » dans la géographie classique, les deux ouvrages d’O. Dollfus, L’espace géographique (1970) et L’analyse géographique (1971) ne sont pas ceux où cette caractéristique est la plus apparente. À première vue, le ton est largement didactique, voire autoritaire. Qu’on en juge par les premières lignes de L’analyse géographique :

Le géographe étudie les modes d'organisation de l'espace terrestre ainsi que la répartition des formes et des populations (au sens de collections d'individus) sur l'épiderme de la Terre. Sa démarche procède d'une dialectique entre la description et l'explication ; elle pose en permanence des questions qui s'enchaînent, et commencent par où, comment, pourquoi. Au départ le géographe localise et situe ce qui constitue l'objet de sa recherche, il décrit et définit les formes, ce qui le conduit à analyser leur agencement, leur répétition, leur similitude et leur singularité. Il s'efforce de les classer, de les ordonner d'une façon qui soit logique, compréhensive et cohérente. Comme l'indique Darby, la géographie est une science dans la mesure où les données que nous percevons sont examinées et mesurées avec soin ; elle est un art dans la présentation des données qui sont choisies, sélectionnées, ordonnées et jugées. Les classements se font en interprétant les faits localisés, selon une échelle, et en les replaçant dans des perspectives différentes en relation avec des niveaux de perception distincts qui, chacun, apportent à l'objet de l'étude un éclairage qui lui est propre. Des traits s'effacent ou au contraire sont mis en valeur en fonction de l'échelle de l'observation. On sait qu'un même élément apparaît fort différent selon qu'il est vu à l'œil nu, à la loupe ou au microscope. (Dollfus, 1971 : 5-6)

Ces lignes ne sont pas un programme qui se trouverait justifié ou étayé dans la suite de l’ouvrage, mais la première occurrence d’une « formule » de caractérisation de la pratique géographique répétée à plusieurs reprises par la suite, à propos de divers sujets et dans différents contextes. Dès l’incipit, l’emblème de ce petit ouvrage de 126 pages est « le géographe » — figure qui apparaît 50 fois dans le texte pour normer les pratiques disciplinaires légitimes. Le ton est d’emblée assertif. La norme est donnée à travers des catégories qui sont posées et non discutées (« art », « science », « données », etc., et, à un autre niveau, « forme », « description », «explication», etc.). Des formules du type « on sait que » construisent l’évidence légitime, selon un mode propre à l’exercice doxique qui consiste à présupposer évident et légitime ce qui est en fait donné performativement comme tel par le discours. Des analyses du même type révéleraient des formulations analogues dans L’Espace géographique, bien que moins fréquentes et enserrées dans un matériau plus descriptif (car il est question d’un objet plutôt que de pratiques).
Quoi qu’il en soit, et même si la mise en exergue des dispositifs dogmatiques à l’œuvre pourrait être développée bien plus abondamment encore, y compris à propos du seul fragment cité ci-dessus, le didactisme apparaît comme une caractéristique éminemment partagée, et non pas comme le seul fait des opuscules d’O. Dollfus.

Sur l’hétéronomie à l’œuvre dans ces textes
Les deux ouvrages d’O. Dollfus, L’espace géographique (1970) et L’analyse géographique (1971) manifestent une hétéronomie épistémologique homologue à celle que l’on trouve dans La géographie, méthodes et perspectives (1971) de Jacqueline Beaujeu-Garnier. Formulés à partir d’une sensibilité différente (plutôt sud que nord américaine, « tropicaliste », proto tiers-mondiste, nourrie de références plus ethnologiques et beaucoup moins économico-aménagistes), ils essaient eux-aussi d’opérer une synthèse entre la tradition postvidalienne et les nouveaux courants quantitativistes. Ainsi, dans le premier de ces deux ouvrages, trouve-t-on, au chapitre III, consacré aux très incontournables relations homme-milieu, le paragraphe suivant :

Le géographe, analysant un espace, doit intégrer l’ensemble des données, rechercher des corrélations aux différents niveaux, mesurer les interactions. L'utilisation des mathématiques peut alors se révéler indispensable pour manier un nombre très important de données, calculer de multiples corrélations, faire jouer les interactions. Mais les mathématiques ne sont qu'un instrument, neutre comme tout instrument ; les résultats obtenus dépendent d'une part de la qualité des données traitées et de l’autre des méthodes employées. Les mathématiques peuvent aussi servir de langage pour raccourcir la démonstration et abréger le discours. À ce titre, la connaissance des mathématiques rend les plus grands services dans l'analyse de l'espace géographique, mais leur usage est bien plus délicat que dans le traitement des espaces économiques où la plupart des relations peuvent être chiffrées. Ceci explique un certain retard dans l’emploi des mathématiques de la plupart des géographes, surtout français, par rapport à leurs collègues économistes. Bien des données jouant dans l'espace géographique ne sont que difficilement quantifiables, d'où une approche plus qualitative des questions, une interprétation plus historique des phénomènes. (Dollfus, 1970 : 48-49).

Si l’on perçoit clairement à partir de quelle prémisse (l’étude des corrélations) émerge le thème de l’usage des mathématiques, il est important de souligner que ce paragraphe constitue un hapax pour le moins surprenant au sein et du chapitre et de l’ouvrage. En effet, rien dans ce qui précède et ce qui suit ce modeste alinéa n’a de rapport nécessaire avec lui : il est totalement contingent, à tel point que sa suppression n’entraînerait aucune modification de la compréhension du texte. C’est une pure parenthèse digressive, du moins en apparence. La position de l’auteur est très nettement favorable, au niveau des principes en tout cas. Le mouvement argumentaire mérite toutefois que l’on s’y attarde un peu : dans un premier temps est affirmé le caractère « indispensable » des mathématiques pour l’étude des corrélations complexes, après quoi l’auteur semble vouloir désacraliser (dédramatiser ?) ce qui n’est « qu’un instrument, neutre... » — ce qui revient à suggérer que l’outil n’est ni bon ni mauvais en soi. Dans la proposition suivante, l’«instrument» devient « langage », dont le mérite éminent est de permettre une sorte de condensation du discours. Mérite ? La fin de l’alinéa met en avant la délicatesse du « chiffrage » (on est en deçà du langage) en géographie, d’où le « retard », surtout « français », avant de conclure au caractère non quantifiable de « bien des données » du géographe. Le mouvement du texte est assez peu éloigné d’un authentique retournement argumentatif : la mathématisation est nécessaire, mais il y a plusieurs aspects (on dissocie), et certains sont « délicats » (i. e. difficiles), et nous avons du retard, et dans certains cas c’est impossible. Après quoi le thème disparaît complètement, pour le restant du livre.
Tout ceci traduit à mon avis une certaine ambivalence à l’endroit des préoccupations quantitativistes alors émergentes : l’auteur entend leur accorder une place et dire leur nécessité, mais c’est à l’occasion d’un alinéa isolé, sans aucune portée, qui fonctionne un peu comme une clause de style. Et ce qui en est dit est pour partie renié par l’évocation des pratiques effectives dans la discipline, à une époque où de surcroît il se lisait très peu de littérature étrangère... Pour autant, l’exercice est-il vain ? En termes d’accroche d’un lectorat étudiant toujours volatil, certainement. Mais comme indice d’une attitude un peu trouble, esquissant une ouverture sans en tirer de conséquences immédiates, il y a là un mode d’expression assez original, différent de ce qui est à l’œuvre chez les autres géographes « en malaise ». L’hétéronomie, quant à elle, se situe dans l’externalité remarquable de cette digression au regard de l’ouvrage qui la contient.
Mais bien plus encore que L’espace géographique, très classique à bien des égards, c’est L’analyse géographique (1971) du même O. Dollfus qui manifeste les plus forts signes de superpositions paradigmatiques non réductibles. Il s’agit d’un livre fort insolite, en dépit ou du fait même de son ton catégorique (cf. supra) : strict contemporain de La Géographie : méthodes et perspectives (cité en bibliographie), extrêmement court (6 chapitres, 125 courtes pages, 176 000 caractères), écrit de toute évidence à la hâte, et en même temps d’une ambition extrême. Son objectif théorique consiste ni plus ni moins qu’à unifier le legs classique (la description explicative des conditions de site et du fait régional) avec des schèmes structuralo-systémiques (inférés pour l’essentiel de J. Piaget (cité 4 fois), Cl. Lévi-Strauss (3 fois), ou par référence à G. Bertrand (7 fois) et R. Brunet, cité 8 fois) et des emprunts (avant tout lexicaux) au spatialisme anglo-saxon (P. Haggett, W. Bunge). Les titres des chapitres annoncent la couleur de la modernité : « Les structures géographiques » (chapitre II), « Systèmes, réseaux et fonctions » (chapitre III), « La différenciation spatiale » (chapitre IV), « Le temps » (chapitre V), « Les modèles et la géographie » (chapitre VI, le dernier). À chaque fois, il s’agit dans un premier temps de donner des définitions de ces termes conceptuels — encore largement exotiques en 1971 — puis de les décliner, au travers de typologies, d’exemples et de discussions sémantiques générales. Pourtant, si l’on exclut les références aux travaux de G. Bertrand et de R. Brunet, les matériaux utilisés pour imager le propos sont strictement classiques. Ainsi, par exemple, pour justifier l’emploi de structure en géographie, O. Dollfus donne l’exemple de la structure géomorphologique des Alpes (p. 31-32), avant d’opposer la structure des «données naturelles» et les « structures régionales » du Languedoc (p. 32-33). D’une manière générale, l’abondance des innovations lexicales abstraites, très originale pour un manuel de l’époque, fait contraste avec un matériau «empirique» qui porte la marque indélébile de l’École française de géographie ; nombre de « cas d’école » ou d’exemples paradigmatiques y figurent : le Limousin, la région lyonnaise, la Champagne crayeuse... L’abondance d’exemples et de « cas » tropicaux pourrait sembler plus spécifique. Le traitement de ces derniers est néanmoins d’inspiration classique et fait d’ailleurs abondamment référence aux travaux de Pierre Gourou, Henri Monbeig, etc. Par ailleurs, l’ouvrage atteste d’un effort manifeste pour traiter symétriquement géographies physique et humaine, auxquelles les catégories théoriques générales sont appliquées suivant un strict régime d’équivalence. Cette indistinction résolument unitaire permet de mobiliser des précédents hérités de la géographie physique daviso-martonnienne (notamment à propos de «structure», de « forme » et de « temps »), mais fait apparaître par contraste de fortes difficultés à donner sens à cet appareillage conceptuel en géographie humaine. Au final, on pourrait presque parler d’un découplage entre le répertoire théorique — qui puise son inspiration dans un vaste ensemble de références, souvent extra-géographiques, et ancre ce livre dans un effort de modernisme — et les possibilités de résonance empirique, qui rabattent le propos sur une tradition riche en exemplars particulièrement prégnants...
L’hétéronomie fonctionne également à un autre niveau dans le dernier chapitre, « Les modèles et la géographie », fort curieux à bien des égards : très court (9 pages de « Que sais-je »... soit un peu plus de 12 000 caractères), conclusif (faute de conclusion), complètement neuf, en ce sens qu’il s’agissait d’une tentative inédite en français que de consacrer un chapitre de manuel à la modélisation (et à elle seule), sous les auspices du Models in Geography de R. Chorley et P. Haggett. Or, que trouve-t-on dans ce chapitre ? S’il n’y a rien qui ressemble à un travail de pédagogie par l’exemple, on trouve quelques définitions de ce qu’est un modèle, la démonstration du caractère ancien des pratiques de modélisation, une critique typiquement (et citationnellement) « georgienne » des sources statistiques (qui « rendent mal compte de la diversité des situations géographiques »), des réflexions confuses sur la réduction mathématique comme illusion de « langage commun », une réfutation en sourdine de l’utilité des modèles et, au final, ces paragraphes conclusifs (puisqu’ils terminent l’ouvrage) :

 

Deux écueils menacent le géographe. L'un consiste à nier la valeur théorique, épistémologique et surtout didactique des modèles dont les difficultés de construction ne font que refléter l'absence de données de base ou, ce qui est plus grave, la déficience de la réflexion conceptuelle. L'autre repose sur l'établissement de modèles sans que soit creusée la question des concepts et des sources. On débouche alors non plus sur des recherches originales mais sur l’application de techniques et d'instrumentations devenues banales (emplois de programmes déjà éprouvés et d'ordinateurs). Parfois aussi, une observation un peu attentive permet de parvenir à des résultats aussi satisfaisants que ceux obtenus à la suite de longs calculs mobilisant un outillage coûteux. Dans la recherche comme dans la vie économique, on reste soumis à des contraintes de rentabilité et notamment à la rentabilité du temps de travail qui est incompressible.

Il paraît vain d’opposer les tenants d'une « nouvelle géographie » recourant systématiquement à l'emploi de modèles, mais qui se fonderaient sur la croyance que les mathématiques donnent rigueur et exactitude à tout ce qu'elles touchent, aux tenants d'une géographie qui, par opposition, serait « ancienne » ou « traditionnelle », et dont la démarche reste empirique, l'analyse plus qualitative que quantitative et dont la réflexion serait fondée sur une vaste culture aux contours un peu flous. Poser ainsi le problème ce n’est pas opposer les « modernes » aux « anciens », c'est amorcer une querelle de cuistres et de sacristains ; ce serait pour les uns risquer de se dévoyer sur un chemin sans issue jalonné par les échecs du scientisme du siècle passé, pour les autres se priver de la confrontation de la théorie et de la réalité, confrontation indispensable aux progrès de toute discipline.

Le géographe doit savoir jouer sur plusieurs claviers auxquels correspondent les clefs qui commandent les partitions. Il sait que chaque note a sa place dans le concert, qu’elle intervient dans les accords instantanés et que la succession des notes jouées sur plusieurs claviers ou par plusieurs instruments permet le déroulement de la ligne mélodique. Il n'y a pas une géographie qualitative qui s'oppose à une géographie qui serait quantitative ; les mathématiques ne sont d'ailleurs pas la science de la quantité. L'expression « géographie logique » m'apparaît préférable à celle de « géographie quantitative ». Il n'y a, pour la compréhension des espaces organisés et la connaissance des répartitions à la surface de la Terre, qu'une seule et même recherche qui peut être affinée par des analyses qui ne sont pas nécessairement quantifiables mais dont certains résultats peuvent parfois être obtenus plus rapidement et exposés d'une façon plus claire grâce à un raisonnement logique et une formulation mathématique. Le géographe suit le conseil que le peintre Klee donnait à un élève « en apprenant à regarder plus loin que les apparences pour atteindre la racine des choses » et il fait sienne la remarque de Paul Valéry à propos de l'Histoire : « Il faut se tirer de l'infini des faits par un jugement de leur utilité ultérieure relative. » (Dollfus, 1971 : 122-124).

Jusqu’au bout, l’attitude d’O. Dollfus vis-à-vis des « modèles » et de la « géographie logique », comme il l’appelle, est ambiguë : au nom d’un certain pragmatisme méthodologique, il convient de ne pas la rejeter, mais à tout le moins de la surplomber : la renommer, connaître ses limites, éviter les gaspillages (de temps en particulier) qu’elle occasionne tout en appréciant les gains de temps [sic] et de clarté qu’elle permet. À certains égards, le paragraphe antépénultième pourrait se lire comme une charge féroce contre la modélisation : isolé et sorti de son contexte, il s’insérerait admirablement dans un florilège antiquantitativiste. Mais il n’est pas isolable ; et en définitive, c’est à une tâche ancillaire que semble un peu dévolue cette « géographie logique », pourvoyeuse d’un nouveau registre davantage que d’une nouvelle façon de jouer (pour filer la métaphore de l’auteur).
 
Ce final éminemment métaphorique et lettré figure à son avant-dernier paragraphe une opposition entre « tenants d'une nouvelle géographie » et « tenants [...] d’une géographie [...] traditionnelle » totalement absente du livre et soudain récusée, puisque « vain(e) », à la clausule. Ce surgissement ultime d’un spectre schismatique, récusé (exorcisé ?) plutôt que réfuté, sur le mode du refus têtu, a quelque chose d’étrange : en 1964, Paul Claval évoquait dans son avant-propos une possible division des géographes, pour quasiment l’oublier après. Ici, au dernier trimestre 1971, alors que se préparait le premier numéro de L’espace géographique et qu’avaient eu lieu les Journées géographiques d’Aix-en-Provence, se produit le mouvement textuel inverse : c’est à l’issue d’un vaste effort d’innovation théorique et anhistorique, largement hétéronome, que survient le malaise, dans le déni non argumentable (à moins de considérer l’analogie métaphorique comme un argument). Sorte de prétérition dédaigneuse qui tourne à l’échec ? Symptôme d’une impossibilité patente à tenir ensemble deux (trois ?) cités incommensurables, sinon incompatibles ?

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Sur l’appréhension des problèmes de société par les géographes

Récemment, une jeune collègue dont je trouve le travail remarquable est venue nous parler de ses recherches. Elle avait intitulé son exposé « Au bord de la falaise. Faire une géographie des homosexualités ». Le titre, emprunté à Roger Chartier, tentait d’exprimer le sentiment de difficulté qu’elle éprouve face à des auditoires de géographes. Il lui appartiendrait plus qu’à moi de développer ce point. Il est aussi des gens pour lui dire combien ils la trouvent «courageuse» de s’être lancée dans une thèse sur ce sujet. Je ne saurais dire si ce genre de jugement me semble sympathique ou inutilement effrayant.

À travers ce sujet précis, mais aussi plus largement, se pose une question d'importance. Les géographes universitaires sont supposés être des travailleurs de l’esprit, exerçant leur activité majoritairement dans des facs de Lettres et/ou dans le champ des sciences humaines. Ils ont passé des thèses après un long parcours de formation. Comment se fait-il qu’un sujet comme « la géographie des homosexualités » puisse poser problème en 2007 ? Et à qui ? Faut-il en outre y voir quelque chose de spécifique ou le reflet d’une difficulté plus large sur ce que l’on appelle parfois les problèmes de société ? Je ne prétends pas apporter de réponses définitives, mais exprimer une opinion, éventuellement pour nourrir un débat.

Épousant ce qui n’est peut-être qu’un préjugé, j’ai tendance à penser que l’appréhension des questions de société est grosso modo d’autant plus libérale (au sens américain) que l’on a atteint un niveau d’études élevé. En outre, les « littéraires » sont réputés comme le groupe le plus typé de ce point de vue. Sur des sujets aussi divers que la consommation de drogue, la politique à mener à l’endroit des jeunes délinquants, les droits des homosexuels, la lutte contre le racisme, la démocratie participative, etc., tendanciellement, on pourrait supposer que le monde des chercheurs et universitaires a des opinions nettement plus favorables que la moyenne de la population. Bien entendu, en fonction de leur obédience politique ou de leurs vues morales, des individus formant un effectif plus ou moins important peuvent incarner d’autres valeurs. C’est notoire en ce qui concerne les professeurs de droit ou de médecine. On se souvient aussi des positions tenues un temps par des anthropologues et des psychanalystes à propos du PACS. Une autre variable importante serait l’âge : des positions conservatrices sont d’autant plus répandues que l’on « monte » en âge. Il me semble toutefois que c’est moins pertinent dans les milieux universitaires qu’ailleurs. Enfin, il est vraisemblable que les origines socio-culturelles ont une importance non négligeable, en particulier pour ce qui est de la perception de l’homosexualité : c’est dans la moyenne bourgeoisie et les milieux cultivés qu’elle suscite le moins de réactions d’hostilité. Là encore, il ne s’agit pas d’un déterminisme strict, mais d’une règle probabiliste.

J’ai discuté du sujet avec plusieurs collègues pour tester certaines de mes analyses concernant la communauté des géographes. Il faut sans doute aborder les choses au niveau le plus global pour commencer. Il est assez évident que les questions ayant trait aux individus dans leur singularité sont longtemps restées hors champ disciplinaire. Ce n'était pas un problème de savoir-faire technique : dès le XIXe siècle, on savait étudier avec profit des populations construites par agrégations et différenciant les territoires. Il en va ainsi précisément des problèmes sociaux, dont Gilles Palsky a montré qu’ils avaient intéressé d’abord des médecins, des statisticiens ou des commis de l’État du point de vue de leur distribution dans l’espace national. La cartographie et l’analyse spatiale de l’alcoolisme, de la nuptialité ou de la «divorcialité», etc., furent longtemps l’apanage des hygiénistes puis des services sociaux, les universitaires classiques ayant tendance à penser que ce n’était « pas de la géographie ». À partir des années 1960, le spectre des curiosités thématiques de la discipline n’a cessé de s’élargir. Dans le sillage de Renée Rochefort, les questions sociales ont progressivement cessé d’être taboues. Pourtant, on peut observer la persistance de blocages concernant les comportements individuels. La géographie des luttes sociales a quarante ans, comme celle des personnes âgées. Et quand les individus sont devenus rois, dans les années 1990, le verrou de la vie intime n'a pas sauté. Les groupes sociaux, les pratiques culturelles, les institutions sociales (comme l’école) sont devenus des objets légitimes de la géographie. En revanche, les questions de mœurs, en particulier quant elles renvoient aux pratiques sexuelles, sont de facto un angle mort de la discipline, en France en tout cas.

Marie-Claire Robic relevait récemment que d’autres sujets de société sont laissés en friche alors qu’une lecture géographique aurait indéniablement du sens — à propos de la pauvreté par exemple. Je persiste à penser que les questions engageant l'intimité des individus et des familles sont plus systématiquement hors-champ. Sous réserve que ce soit réalisable, je suis persuadé qu’une étude géographique de la culture domestique de cannabis, ou de la fraude fiscale, ou de la violence familiale, donnerait des résultats intéressants. Baptiste Coulmont, sociologue convaincu de la valeur heuristique des analyses spatiales, développe des réflexions très intéressantes sur les sex-shops. Emmanuel Redoutey, urbaniste, s'intéresse aux lieux de prostitution et aux processus écologiques (au sens de Park et MacKenzie) qu'ils engendrent. Par contraste, il faut dire que les géographes répugnent, bien davantage que les sociologues, à plonger dans des sujets traitant (pour tout ou partie) de phénomènes illégaux. Ils aiment Les Fourmis d’Europe d’Alain Tarrius, mais sont-ils prêts à étudier les travailleurs clandestins comme l’a fait le sociologue de Perpignan ? Il en va sans doute pour partie des systèmes de légitimation scientifique : les terrains des géographes doivent être localisés pour être décrits, là où les sciences sociales se servent du déréférencement géographique pour protéger l’anonymat des enquêtés ; la règle du grand nombre (d’entretiens par exemple) est impitoyable en géographie, alors que certains ethnologues (comme Florence Weber) récusent l’idée qu’il faut nécessairement un large panel pour qu’un travail soit représentatif, donc pertinent. Quand il s'agit d'analyse spatiale, ce sont d'autres types de problèmes qui émergent, relatifs aux sources de données et à leur robustesse pour un traitement statistique. Même si les normes de validation pèsent incontestablement pour disqualifier certaines thématiques, même si les problèmes méthodologiques sont réels, il y a des obstacles d'une autre nature.

Même si les premières affirmations datent des années 1970, ce n’est qu’au milieu de la décennie suivante que s’est établi un consensus apparent sur le positionnement de la discipline parmi les sciences sociales. Et adhésion ne veut pas dire acculturation. Vingt ans plus tard, s’il existe une indéniable culture sociologique chez des individus ou dans certains réseaux, des pans entiers de la discipline y demeurent hermétiques : c’est assez frappant en géographie physique (au sens large). Lorsque figurait aux concours la question des «risques», j’avais été frappé par le caractère extrêmement naturaliste de l’abord de la question par la plupart de mes collègues toulousains, pourtant élèves de Georges Bertrand. Dans la littérature ad hoc produite sur la question, rares étaient les références aux travaux d’Ulrich Beck. Tout se passait comme si la question de savoir comment les sociétés occidentales avaient fait émerger cette préoccupation devait forcément céder le pas à une évaluation des types de risques dans leur apparente objectivité. À quelques exceptions notables, la géographie de l’environnement me semble marquée par le naturalisme et par un évitement du caractère socialement signifiant de ses objets de recherche et de la question environnementale en général. Souvent, la dimension « anthropique » renvoie essentiellement au rôle négatif, amplificateur ou destructeur, des activités humaines. En outre, j’avais été effaré par le développement d’un discours sur les « risques sociaux » vers lesquels avait été étendue la question de concours précédemment évoquée, qui dans une logique quasi sécuritaire construisait les quartiers « sensibles » dans un voisinage avec les volcans et les inondations… Au reste, de larges pans de la géographie que l’on dit humaine ne sont guère mieux lotis : les géographes qui font de l’aménagement, même s’ils parlent d’acteurs, utilisent très peu la sociologie comme ressort explicatif. Ils ont un faible pour l’histoire des politiques publiques et le détail des opérations, avec souvent une neutralité politique et un évitement des registres de la critique ou de la déconstruction. Bien entendu, il s’agit encore d’une tendance, marquée par de nombreuses exceptions.

Je n’ai pas fait ce long détour par plaisir de la digression, mais pour essayer d’exposer ce qui me semble un symptôme : il existe encore un objectivisme géographique rétif à toute mise en perspective socio-logique des objets disciplinaires. Il s’atténue lentement, mais je ne serais pas étonné qu’il soit encore assez majoritaire. Or je ferais l’hypothèse qu’il y a une congruence forte entre la réticence à aborder certains « problèmes de société » et cet objectivisme cognitif. Je pense que les cursus de formation ont une responsabilité importante : si des géographes de plus en plus nombreux lisent des sciences sociales, c’est de leur propre initiative, et non pas dans la logique d’une formation collective. À concurrence (forte) de l’histoire, ils peuvent avoir suivi des enseignements de sociologie lors de leurs premières années d’études, mais il s’agit à ce stade d’une teinture assez superficielle, de surcroît complètement externe et optionnelle. L’histoire est souvent le biais par lequel des individus en sont venus à acquérir une culture du social — mais cela dépend aussi de la façon dont l’histoire est enseignée. Dans sa version politiste et événementielle, elle ne peut pas grand-chose…

L’ensemble de ces considérations permet, du moins je l’espère, d’appréhender les obstacles de type cognitif qui font que la géographie ne s’est ouverte que très récemment à des sujets comme l’homosexualité et qu'elle demeure rétive à des objets potentiellement réprouvables. À ma connaissance, l’article de Boris Grésillon sur les lieux de la culture homosexuelle à Berlin, publié dans L’Espace géographique en 2000, a constitué une première. Sept ans plus tard, d’après ce qui a pu m’être dit, les propositions d’article sur le sujet sont de plus en plus nombreuses. En revanche, autre symptôme, j’ai cru comprendre que ce sont des hétérosexuels qui publient sur la question en France. Marianne Blidon explique ceci par les effets de stigmate qu'engendre la thématique, qui d'emblée devrait dire quelque chose sur le chercheur. Elle sait de quoi elle parle, mais c'est une situation déplorable. A-t-on jamais imaginé les géographes qui travaillent sur les paradis fiscaux ou les réseaux de la drogue en mafiosi ? Les lecteurs d’Outsiders se posent-ils la question de savoir si Howard Becker a fumé du cannabis ? Pourquoi parler d'homosexualité est générateur d'effets « classants » et pourrait-on observer des phénomènes similaires dans d’autres domaines ? L’épistémologie de la géographie présente - j'en sais quelque chose - des analogies en termes de stigmate. Mais il s’agit d’un segment au statut ambigu, à la fois pas très bien vu et doté d’un certain prestige intellectuel. D'un autre côté, je ne vois pas pourquoi l’identité sexuelle des auteurs importe, ni en quoi elle les rendrait plus ou moins aptes à parler légitimement de questions de sexualité. La seule légitimité, c'est celle que confère un travail solide. Enfin, je crois que nous n’avons pas le recul nécessaire pour savoir si à l’avenir avoir travaillé sur l’homosexualité pourra être un handicap pour devenir un géographe universitaire ou si cela va se banaliser. Je l’écris froidement tout en souhaitant vivement que le second scénario soit le bon.

 

Néanmoins, on atteint une dimension socio-culturelle qui me semble importante, et qui est assez difficile à exprimer avec délicatesse. Il me semble que les géographes français se caractérisent par une proportion assez élevée d’individus anti-intellectualistes, et/ou homophobes, et/ou éventuellement misogynes. Je fais un « paquet » parce que ce sont des traits liés d’après moi, qui correspondent à une certaine forme de culture viriliste. On a longtemps retrouvé des caractéristiques similaires chez les historiens, mais il y a eu un changement des mentalités plus précoce. Néanmoins, à titre d’anecdote, je pourrais évoquer le cas d’une historienne de Toulouse qui a quitté son mari pour une femme il y a plus de 20 ans et contre laquelle ses collègues avaient signé une pétition. Qui aurait fait de même lorsqu’un quinquagénaire succombe aux charmes d’une de ses jeunes étudiantes ?

Au moment du PACS, il paraît qu’un géographe de Paris IV bien connu s’est élevé contre le projet de loi. Voilà une manifestation singulière objectivable ; il n’en existe guère d’autres. C’est surtout par le biais des témoignages et de l’expérience personnelle que l’on peut se forger une opinion en la matière, ce qui est assez délicat. Au demeurant, quand j’énonce ce qui est affirmé à l’alinéa précédent, certains collègues s’étonnent de ce jugement, notamment ceux qui sont parisiens ou travaillent sur des problématiques assez intellectuelles. Il est fréquent qu’ils relativisent en affirmant que ça n’a guère été plus facile dans les disciplines voisines.

En classes préparatoires, dans un vivier très diversifié, je n’ai jamais rien remarqué d’homophobe dans mon entourage (y ai-je pris garde ?). En revanche, dès que je suis entré à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud j’ai été frappé par un double phénomène de visibilité des gays et d’homophobie. La seule section où il n’y avait aucun homo affiché était la géographie, et c’est là que j’ai souvent entendu des réflexions assez désagréables, du genre « chez nous, ça n’existe pas ». Le climat à l’Institut de géographie était assez similaire à celui d’une classe scientifique de lycée. Au reste, s’il y avait certainement des gays, ils étaient au placard. Il y avait deux attitudes assez différentes : le rejet primaire et le mépris distingué, teinté de commisération. Mais c’est plus tard, à Toulouse, que j’ai rencontré les comportements les plus frappants. Je me souviens notamment d’une réunion pédagogique où nous étions une dizaine et durant laquelle deux collègues quinquagénaires, un homme et une femme, se sont lancés dans une philippique contre l’historienne que j’ai déjà évoquée. Et la collègue de nous expliquer qu’elle concevrait parfaitement que son mari la trompe avec une femme, mais avec un homme, alors ça non ! Pas un seul des gens de mon âge n’a semblé s’émouvoir de ces propos. Je me suis senti bien seul quand je me suis fâché. De blagues de couloir en réflexions sur certains étudiants, incidemment, je peux attester que cette humeur était répandue. Peut-être que si je n’avais pas été marié et père de famille, je n’aurais pas eu l’honneur d’entendre ce ramassis de bêtises. Pourtant, je n’ai pas été épargné par les réflexions anti-intellectualistes, qui étaient souvent l’autre face de la médaille, même si j’en ai sans doute beaucoup moins entendu que d’autres, incarnant à mon corps défendant la figure de l’intello (donc arrogant) de service.

 

Voilà pour le témoignage. Il est clair qu’il s’agirait d’une caractéristique plutôt masculine (mais pas exclusivement), plutôt associée à des générations nées avant les années 1970, assez liée avec des comportements globalement machistes et anti-intellectualistes. Je pense que c’est en train de changer. Il y avait parmi les doctorants à Toulouse quelques gays, connus comme tels, sauf sans doute des collègues les plus réacs. Leurs recherches n’avaient strictement rien à voir avec leur identité sexuelle en revanche, ce qui n’est pas forcément explicable par la peur de la stigmatisation. Pourquoi une recherche se fonderait-elle nécessairement sur des questions d’ordre personnel ? Et pourquoi cet aspect-là d’une personnalité devrait-il mettre les autres sous l’éteignoir ?

Comment expliquer que tendanciellement les géographes aient été longtemps davantage homophobes et anti-intellectualistes que d’autres praticiens des sciences de l’homme, si mon évaluation est correcte? C’est certainement lié au recrutement socio-culturel de la discipline, analysé il y a longtemps par Pierre Bourdieu dans Homo academicus. Les géographes sont longtemps venus de milieux moins bien dotés en capital culturel initial, parce que la discipline n’en requerrait pas énormément, parce que ses systèmes de valorisation étaient proches de ceux des sciences de la nature et parce que son prestige intellectuel était faible. Ce qui fait à mes yeux un aspect sympathique de la géographie (elle n’est pas la chasse gardée des Héritiers) est en même temps sans doute à l’origine d’opinions assez conformistes en matière de mœurs et de postures de défiance par rapport aux choses de l’esprit. Par ailleurs, jusque dans les années 1970, il y a eu une sur-représentation masculine, qui depuis a cessé, même si à quelques exceptions près, les hommes continuent de truster les positions de pouvoir et à être proportionnellement en surnombre parmi les professeurs d’université et les directeurs de recherche.

Je n'ai pas parlé de l'hypothèque du communautarisme, parce qu'elle ne peut être utilisée dans un contexte comparatif français. Dans la récente émission de Sylvain Kahn (sur France Culture) consacrée au sexe dans l'espace urbain, Emmanuel Redoutey expliquait l'importance bien plus grande de la gay geography dans le monde anglo-saxon par les réticences idéologiques que suscite le communautarisme en France. Il est vraisemblable que c'est un argument qui a dû jouer pour l'ensemble des sciences humaines. En revanche, je ne suis pas certain qu'il soit différenciant entre l'histoire, la sociologie et la géographie. Cela fait partie assurément des « bonnes raisons » que se donnent les personnes qui réfutent l'intérêt de travailler sur l'homosexualité. Voilà encore un -isme disqualifiant qui stérilise à l'avance toute réflexion sérieuse.

Il va de soi que l’on ne peut que souhaiter la disparition des singularités structurelles de la géographie. La tenue, le mardi 22 mai à Bordeaux 3, d'une journée d’étude intitulée « sexe de l’espace, sexe dans l’espace », organisée par l’Association des doctorants de géographie (relevé sur le site de France culture), est sans doute un signe supplémentaire que certains tabous sont en train d'être levés. Il ne faudrait pas non plus considérer que l'on fait la même chose quand on travaille sur la territorialisation de pratiques sexuelles ou quand on s'intéresse à la géographie d'un groupe s'identifiant selon des modalités spécifiques. Quant au « sexe de l’espace », je confesse que cela me laisse pour le moins perplexe, comme formule ou comme programme. Sans doute faudra-t-il du temps aussi pour que la réflexion se décante. Sans doute une place réelle accordée à la formation aux sciences sociales aiderait-elle les géographes à dépasser certaines opinions communes, tandis qu'un minimum de recul rationnel les aiderait à éviter les slogans qui menacent de verser dans le non sens. Je ne considère pas non plus la sociologie comme une panacée.

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